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Santé: Tabac, la Seita connaissait les dangers depuis 1954

Des documents publics montrent que, dès 1954, le Service d'exploitation industrielle des tabacs et allumettes (Seita) (1) qui détenait le monopole de la fabrication et de la vente des cigarettes en France avait connaissance de leur dangerosité. Pourtant, aucun de ses directeurs généraux successifs n'a reconnu officiellement, jusqu'en 1987, le lien causal entre les cancers et le tabagisme. Et, si des ministres de la Santé se préoccupaient de la question, leurs collègues des Finances étaient embarrassés pour leur répondre.

Jean-Michel Bader
[05 mai 2003]

Les documents sont publics, accessibles. Ils ne font nullement partie des «archives secrètes» du Seita, toujours non consultables. Ce sont des pièces communiquées par un avocat, Me Chemouli-Dauzier, lors du procès que la veuve d'un fumeur, Richard Gourlain, avait intenté en 1996 à la Seita devant le tribunal de Montargis. L'affaire gagnée en appel contre le manufacturier, à Orléans, est actuellement en cassation. Ces documents sont terribles : ils démontrent en effet que ce service de l'Etat, subordonné au ministère de l'Economie et des Finances, connaissait dès 1954 la dangerosité du tabac et les premières démonstrations scientifiques françaises. Et qu'il s'est bien gardé de le faire savoir aux Français ! Ces travaux ont été menés par des épidémiologistes et ont d'ailleurs été financés en partie par des contrats de recherche Seita.

Le premier document, un rapport au «comité technique de la caisse autonome de gestion des bons de la défense nationale d'exploitation industrielle des tabacs et des allumettes et d'amortissement de la dette publique» (sic), en date du 5 avril 1954, rappelle d'abord que «la presse médicale et la grande presse ont fait état de travaux (...), lesquels tendent à établir une liaison entre la consommation du tabac et le cancer des poumons». Le rapport expose que des «organismes de recherche» ont été créés par les manufacturiers pour étudier les goudrons de tabac et s'assurer s'ils contiennent ou non des substances cancérigènes. Lucide, le rapporteur estime d'ailleurs qu'il «n'est pas interdit de penser que des recherches financées à l'étranger par l'industrie privée risquent de ne pas être considérées comme totalement désintéressées». Puis : «De plus en tant que monopole d'Etat, le Seita a, vis-à-vis d'un tel problème, des responsabilités qui dépassent celles de l'industrie privée. Pour ces différentes raisons, il
apparaît que le Seita ne peut se désintéresser de cette question.» Et d'évoquer ensuite des collaborations avec les instituts de recherche français. Le document se clôt sur cette déclaration : «Il s'agit à la fois d'une question de recherche et d'un objectif de propagande (...). Il est proposé d'imputer la dépense (de recherche, NDLR) sur les fonds destinés à la propagande et à la publicité.»

La première étude française d'envergure a été réalisée par Daniel Schwartz (unité de recherches statistiques de l'Institut national d'hygiène, Villejuif) et Pierre Denoix, et publiée en 1957 dans la Semaine des hôpitaux. Comme tant d'autres avant eux, les auteurs font le lien entre la quantité de cigarettes fumées, la profondeur de l'inhalation, la consommation exclusive de cigarettes et l'augmentation de l'incidence du cancer broncho-pulmonaire. Cette étude aura un grand retentissement médical, scientifique... et politique. Des courriers ministériels attestent de l'agitation du milieu gouvernemental face à ce problème : ainsi cette lettre du 10 juin 1964 adressée par le ministre de la Santé d'alors, Raymond Marcellin, au ministre des Finances Valéry Giscard d'Estaing : «Je n'ignore pas que le Seita s'est attaché à limiter les risques inhérents à l'usage de la cigarette en améliorant la fabrication. Toutefois, il m'apparaît maintenant difficile que les responsables de la santé publique s'abstiennent plus longtemps de mettre en garde le public contre les risques liés à l'abus de la consommation de tabac.» Sans réponse apparente de son collègue, M. Marcellin récidive le 9 septembre 1964.

L'énervement semble gagner les responsables de la santé publique : «A différentes reprises (10 juin 1964, 9 septembre 1964, 7 mai 1965) nous étions déjà intervenus auprès de M. le ministre des Finances pour lui demander de vous faire part de sa position à ce sujet. A ce jour aucune réponse ne nous a été faite.»

«C'est normal, estime aujourd'hui le professeur Albert Hirsch (hôpital Saint-Louis, Paris), il y a une communauté de culture et de pensée entre les inspecteurs des finances et les directeurs généraux du Seita, et qui a continué après la privatisation de 1995.» «Jean-Dominique Comolli, le coprésident français actuel d'Altadis, ex-Seita, est un ancien directeur des douanes», précise le professeur Gérard Dubois, président du Comité national contre le tabagisme (2). Les directeurs successifs du Seita ont toujours soigneusement évité de s'aventurer sur ce terrain de la santé publique. omme Pierre Millet, en 1973, dans la Revue des tabacs : interrogé sur le tabagisme et ses risques pour la santé, il pouvait estimer sans contradiction qu'«un fumeur vivant à la campagne n'a pas plus de chances d'être atteint d'un cancer du poumon qu'un non-fumeur vivant à la ville».

Comme Francis Eyraud, qui, répondant aux questions du Monde, le 30 septembre 1987, niait toute valeur objective au récent rapport sur le tabagisme des professeurs Maurice Tubiana et Albert Hirsch : «Il n'était pas du tout conforme à ce qu'en avait laissé entendre M. Hirsch. Ce n'est pas le produit d'un travail scientifique. C'est un rapport de convictions a priori. On ne peut pas établir, comme le fait le professeur Hirsch, que le tabac est à l'origine de 53 000 morts chaque année en France. C'est absolument non scientifique.»

Aujourd'hui encore, sollicité à plusieurs reprises par Le Figaro, Altadis (ex-Seita privatisé, devenu un groupe européen) n'a pu nous trouver l'interlocuteur pour commenter cette période historique ou nous préciser si la firme considère bien le tabac comme responsable de maladies. Retour à l'histoire. Nous sommes en 1970, soit plus de quinze ans après les premières études. Le docteur Charbonneau, conseiller technique au ministère de la Santé, a demandé au directeur général de la santé de rappeler par lettre au ministre des Finances que «les méfaits du tabac ne pourront pas être cachés davantage au public».

Ce n'est que le 10 décembre 1971 que le cabinet du ministre des Finances Giscard d'Estaing répondra favorablement au ministre de la Santé : «En effet, tuteur du Seita, j'exerce également des responsabilités sur les organismes à vocation générale de protection du consommateur qui ne peuvent se désintéresser des effets sur la santé de certains produits au nombre desquels figurent le tabac et l'alcool.» La mise en oeuvre des campagnes d'avertissements aux fumeurs démarrera en 1972 sous l'égide de Robert Boulin, ministre de la Santé, qui, déjà, écrivait : «Il me paraît contradictoire d'attirer l'attention du public sur la nocivité du tabac et, parallèlement, de solliciter les acheteurs au moyen d'une publicité» qui pousse à la consommation. L'idée de l'interdiction de la publicité aboutissant à la loi Evin était née. Mais sa gestation dura vingt ans.

(1) Le Seita devient en 1980 la Seita, pour Société nationale d'exploitation industrielle du tabac et des allumettes. (2) Auteur du Rideau de fumée, Editions du Seuil, 21 €.


(Le Figaro) ajouté le 07-5-2003