Désinformation: La fraude scientifique, un mal de plus en plus
répandu
Plagiat, résultats falsifiés ou inventés... Si les
dérapages se multiplient depuis quelques années, c'est parce
que la communauté scientifique reproduit de plus en plus le comportement
du monde économique. Entretien avec le sociologue des sciences
allemand Peter Weingart.
CONTEXTE Peter Weingart
Ce sociologue des sciences dirige depuis 1993 l'Institut pour la recherche
scientifique et technique de l'université de Bielefeld (Rhénanie
du Nord-Westphalie). Il travaille depuis des années sur les transformations
de l'image de la science auprès du grand public. Pour en savoir
plus sur la fraude scientifique, les raisons qui poussent les chercheurs
à commettre un tel acte et ses conséquences pour la science
et la société, on pourra lire La Souris truquée :
enquête sur la fraude scientifique, de William Broad et Nicholas
Wade (Seuil, coll. Points sciences, Paris, 1987), ainsi que La Science
au-dessus de tout soupçon : enquête sur les fraudes scientifiques,
de Serge Larivée, avec la collaboration de Maria Baruffaldi (Editions
du Méridien, Montréal, 1993).
Il y a six ans, la communauté scientifique allemande a été
ébranlée par son premier grand scandale. [Les professeurs
Friedhelm Herrmann et Marion Brach, chercheurs réputés en
cancérologie, furent accusés d'avoir falsifié leurs
résultats et d'avoir publié plusieurs articles à
partir de données manipulées.] Pourquoi cette affaire a-t-elle
eu des effets aussi durables ?
PETER WEINGART La communauté scientifique allemande s'était
toujours crue à l'abri de ce genre de chose qu'elle considérait
comme une caractéristique fâcheuse des Anglo-Saxons. Le scandale
Herrmann-Brach a fait voler en éclats cette illusion hypocrite
en mai 1997. Les Américains ont déclaré, non sans
méchanceté, que cette affaire était l'une des plus
graves de toute l'histoire de la science.
La plupart des fraudes concernent la recherche biomédicale. Les
autres disciplines sont-elles à l'abri ?
Non. Les physiciens se croyaient en sécurité et montraient
du doigt les spécialistes de biomédecine. Mais l'affaire
Jan Hendrik Schön, du nom du physicien allemand qui a fait les gros
titres en septembre 2002 [pour avoir truqué les résultats
de ses expériences sur le comportement des transistors et des supraconducteurs],
a aussi détruit cette illusion.
Les instituts de recherche [allemands] ont réagi à ces
affaires et édicté des directives destinées à
éviter que ces agissements ne se reproduisent. Mais est-ce en réglementant
qu'on empêchera les fraudes ?
L'Association de la recherche allemande [le principal organisme public
d'aide à la recherche] et la Société Max Planck (MPG)
ont jugé nécessaire d'élaborer un code de conduite
qui allait pourtant de soi. Ces "directives visant à assurer
une bonne pratique de la recherche" sont en vigueur depuis quatre
ans maintenant. Or les affaires ne cessent de se multiplier. Les contrôles
mis en place ne dissuadent manifestement pas les personnes tentées
par la fraude.
Comment des données falsifiées peuvent-elles se retrouver
dans des revues scientifiques prestigieuses ?
C'est toujours le système de l'évaluation par les pairs
(peer review) qui est montré du doigt. Comment, par exemple, les
manipulations de Schön ont-elles pu échapper pendant si longtemps
aux experts de la revue scientifique la plus réputée et
exerçant les contrôles les plus stricts [le magazine américain
Science ] ? Jamais cette publication n'a dû rétracter autant
d'articles que ces derniers temps et cette remarque vaut aussi pour Nature,
son pendant britannique.
Bon nombre de publications spécialisées semblent justement
rechercher les articles spectaculaires, ceux qui affichent des résultats
sensationnels.
Donald Kennedy, le directeur de la publication de Science, dément
que sa revue s'intéresse tellement aux articles flashy qu'elle
s'empresse de les publier au lieu de prendre le temps d'en vérifier
minutieusement le contenu. Il a plusieurs fois déclaré que
le système de l'évaluation par les pairs ne permettait pas
de détecter les fraudes "habiles", mais que sa confiance
dans cette procédure d'assurance qualité n'en était
pas ébranlée pour autant. Cet optimisme forcené est
peut-être de l'intérêt de l'entreprise, mais il ne
saurait rassurer.
Quel effet ces affaires ont-elles sur la crédibilité de
la science ?
Hubert Markl, l'ancien président de la Société Max
Planck, a signalé à juste titre qu'on risquait d'assister
à une "énorme perte de confiance" vis-à-vis
de la science dans son ensemble. Aucune institution n'attache autant d'importance
à l'honnêteté de ses membres que le monde scientifique.
Or le garant de cette honnêteté, c'est la peer review. Ce
sont les experts qui décident quel projet scientifique sera financé
par des fonds publics et quels articles seront publiés dans les
revues spécialisées.
N'y a-t-il aucune alternative à ce système ?
La recherche est spécialisée à un point tel que seule
une petite communauté de spécialistes, les pairs, est véritablement
en mesure de juger si les projets envisagés sont réalistes
et intéressants, et les résultats obtenus, fiables et nouveaux.
Mais les experts peuvent aussi se tromper.
Une série d'études menées dans les années
80 a montré que l'évaluation par les pairs est loin d'être
aussi fiable qu'on le pense. On a par exemple envoyé à divers
journaux de psychologie des articles déjà publiés,
après avoir changé le titre, le nom et les adresses des
auteurs et apporté quelques légères modifications
de forme au texte. Dans neuf cas sur dix, les experts ne se sont pas aperçus
qu'il s'agissait d'articles déjà publiés. Et la majorité
a refusé des textes qui avaient déjà été
publiés et donc acceptés.
Mais alors sur quoi les experts se fondent-ils pour rendre leur avis
? Sur l'adresse de l'auteur ?
En effet. Une étude portant sur plus de 2 500 évaluations
effectuées pour diverses revues de physique sur une période
de six ans fait apparaître clairement que les membres d'universités
prestigieuses sont nettement plus favorables dans leurs appréciations
à l'égard de chercheurs appartenant à des établissements
aussi réputés que le leur qu'à l'égard de
ceux qui proviennent d'universités moins cotées.
On pourrait croire qu'un véritable dogme d'infaillibilité
est attaché à l'évaluation par les pairs.
L'efficacité de ce système tient à sa fonction symbolique
: un chercheur se soumet au jugement de ses pairs, comme s'ils pouvaient
détecter toutes les fraudes, et accepte leur décision, comme
s'ils avaient toujours raison, parce que la prochaine fois c'est lui qui
remplira cette fonction. Or c'est justement cette fonction qui s'érode
depuis un certain temps.
A quoi cela tient-il ?
Il est évident que de nombreux chercheurs n'adhèrent plus
aux valeurs de la profession, ils ne se conforment plus aux canons en
vigueur, mais deviennent, dans ce monde très concurrentiel, de
plus en plus habiles pour rouler les autres et pour contourner les règles.
Cela vaut-il uniquement pour les chercheurs de pointe, qui subissent
une pression énorme ?
Cela commence bien plus tôt. Plusieurs universités - aux
Etats-Unis et en Australie d'abord, mais le phénomène touche
désormais l'Allemagne - ont constaté que les étudiants
plagiaient systématiquement des textes trouvés sur Internet.
On estime que 15 à 25 % des mémoires et autres travaux universitaires
voient le jour grâce à un clic de souris. Il existe peu de
programmes informatiques permettant de lutter contre cette forme de fraude.
Et ce n'est pas en recourant à un logiciel qu'on redonnera aux
gens la conscience de mal agir.
Où sont passées les valeurs fondamentales de la science
(objectivité maximale, transparence, reproductibilité des
résultats) ?
Elles n'imprègnent manifestement plus les esprits autant qu'avant,
et cela prend des proportions inquiétantes. Les critères
sont désormais ailleurs. Les directeurs de banque qui font preuve
de négligence dans l'attribution de millions de crédits,
les directeurs des grands groupes qui falsifient les bilans comptables
et les analystes qui trafiquent délibérément leurs
pronostics boursiers font désormais partie intégrante du
discours public. Les fraudes qui se produisent dans la tour d'ivoire scientifique,
c'est "peanuts" à côté.
Cela n'explique pas qu'elles se multiplient.
Le monde scientifique se comporte de plus en plus comme le monde économique.
On assiste au règne de ce que [le sociologue allemand] Niklas Luhman
appelle l' "orientation par le symptôme". Ça fonctionne
à peu près comme ça : le doyen d'une faculté
de médecine, qui est très intelligent, déclare fièrement
recruter ses collaborateurs en fonction du nombre de leurs publications
et de l'impact de celles-ci, qui se mesure aux citations et au facteur
d'impact*. Les candidats, qui ne sont pas moins intelligents, saucissonnent
donc les résultats de leurs recherches de façon à
publier le plus d'articles possible dans les revues spécialisées
- c'est le principe de "la plus petite unité publiable".
Mais cela doit bien se voir ?
Au contraire. Le doyen voit sa méthode confortée à
la vague de recrutement suivante. Aucune commission ne peut lire la somme
de publications réalisées par cinquante candidats ou plus,
alors on se fonde sur les symptômes, les citations et le facteur
d'impact [pour faire un choix].
Pourquoi les plus proches collaborateurs des manipulateurs, leurs supérieurs
ou bien leurs coauteurs restent-ils aussi souvent à l'arrière-plan
?
L'orientation par le symptôme a ceci de dangereux qu'elle s'autoalimente.
L'exemple de Jan Hendrik Schön est très révélateur
à cet égard. Le jeune physicien avait été
recommandé aux Bell Labs par son professeur, qui le considérait
comme son meilleur étudiant. Bertram Batlogg, le chef de Schön,
s'est lui aussi manifestement fié aux résultats de rêve
- falsifiés - de son jeune collaborateur, comme d'ailleurs les
coauteurs des articles incriminés. Les gens des Bell Labs, chez
qui chaque projet scientifique doit être rentable, n'étaient
que trop prêts à communiquer ces résultats aux actionnaires
et aux médias et se sont fondés sur la parole de Batlogg.
Le nombre de publications ne cesse d'augmenter. Peut-on encore maîtriser
ce flux ?
Très difficilement. L'orientation par le symptôme, dans le
monde scientifique comme partout ailleurs, contribue en outre à
augmenter la capacité de traitement des informations. Mais le monde
scientifique se différencie du monde économique en ce qu'il
n'a pas d'autre moyen de contrôler la fiabilité des informations
que la vigilance de ses membres - efficace et en principe gratuite parce
que mutuelle. Ce qui fait que la vigilance devient comme un pré
commun.
Vigilance, conscience professionnelle, contrôle mutuel, ça
ne peut pas marcher.
Le système perd toute efficacité dès qu'une personne
commence à emmener paître dans le pré plus de bêtes
qu'elle n'en a le droit. Parce ce que tous les autres se mettent à
essayer d'obtenir le même avantage. Or on a déjà franchi
ce cap depuis quelque temps. Il va falloir s'habituer aux affaires de
fraude scientifique et s'habituer également à en prendre
connaissance par les médias. Car ce sont eux qui assument à
présent la fonction de contrôle et de diffusion des comportements
frauduleux en matière scientifique.
Propos recueillis par Ulrich Schnabel et Andreas Sentker
HISTORIQUE - Un phénomène qui remonte à Ptolémée
Déjà dans l'Antiquité, Ptolémée, considéré
comme le plus grand astronome de l'époque, aurait calqué
ses cartes du ciel sur celles de son prédécesseur, Hipparque
de Rhodes. Newton aurait manipulé un coefficient de correction
afin de rendre plus plausible sa théorie de la gravitation. Plusieurs
scientifiques s'interrogent aussi sur les statistiques étonnamment
parfaites que Mendel a tirées de ses expériences sur les
pois ridés et lisses qui ont conduit aux lois de l'hérédité.
Plus récemment, en 1999, des physiciens du Lawrence Berkeley National
Laboratory (Californie) annonçaient en grande pompe avoir créé
l'atome le plus lourd jamais observé, l'élément 118.
Une prouesse qui fut atteinte, disait-on, dans un accélérateur
de particules en projetant à grande vitesse de petits noyaux de
krypton sur de gros noyaux de plomb. Un tel impact aurait provoqué
momentanément la fusion des deux atomes et donné naissance
au nouvel élément 118. Mais, avant qu'un nouvel élément
puisse être inscrit dans le tableau périodique de Mendeleïev,
son existence doit être confirmée par d'autres laboratoires.
Cette épreuve fut fatale pour Victor Ninov, le scientifique chargé
d'analyser les données obtenues dans l'accélérateur
de particules : aucune autre équipe scientifique n'est parvenue
à observer de nouveau la formation de l'élément 118.
Plus près de nous, le Dr Roger Poisson, de l'hôpital Saint-Luc,
à Montréal, a été reconnu coupable en 1996
d'avoir falsifié des informations relatives à ses recherches
sur le traitement du cancer du sein menées entre 1980 et 1991 grâce
à un financement de l'Institut national du cancer américain.
Le Dr Poisson avait modifié les dates de chirurgie de quelques
patientes et prétendu que certaines d'entre elles étaient
toujours vivantes alors qu'elles étaient décédées.
Autant de manipulations qui visaient à accroître le nombre
de participantes admissibles à son protocole de recherche, dans
le but d'obtenir plus de subventions de son bailleur de fonds.
Le nombre de fraudes s'est accru au cours des vingt dernières
années, et les sciences biologiques et médicales sont les
disciplines dans lesquelles elles fleurissent le plus, affirment Yves
Gingras, sociologue des sciences à l'Université du Québec
à Montréal (UQAM), et Serge Larivée, professeur à
l'Ecole de psychoéducation de l'Université de Montréal.
"Un indicateur de l'amplification du phénomène de la
fraude en science est l'accroissement du nombre de rétractations
dans les revues scientifiques, souligne Yves Gingras. Et l'augmentation
des errata en raison de la pression à publier est un autre indice
qui cache, sinon des fraudes, du moins des données douteuses. Des
biologistes affirment que la moitié des articles scientifiques
contiendraient des données douteuses."
"Ces tricheurs de la science ne sont pas toujours de parfaits salauds,
nuance Yves Gingras. Un scientifique qui est pincé pour avoir commis
une fraude a souvent commencé sa carrière honnêtement.
Il fait un premier pas en modifiant quelques résultats afin d'améliorer
graphiquement une courbe. Puis, se fiant à son intuition qui ne
l'a pas trompé jusqu'à maintenant, il pousse le bouchon
un peu plus loin. Et ainsi s'accumulent les petites 'inconduites', qui
sont un jour dépistées par les collègues de la communauté
scientifique."
Les fraudes demeurent toutefois très rares en science, affirment
plusieurs chercheurs. "Elles concernent moins de 1 % de la littérature
scientifique", précise Yves Gingras. "Les fraudeurs sont
des cas exceptionnels qui ont souvent la conviction profonde d'avoir raison.
Mais, comme les résultats ne leur donnent pas raison, ils les magouillent
un peu", commente Serge Larivée. Pauline Gravel, Le Devoir
(extraits), Montréal
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* Cet indice mesure la notoriété d'une publication en fonction
du nombre de citations auxquelles donnent lieu ses articles sur une période
donnée.
(Courrier International/ Die Zelt) ajouté
le 19-6-2003
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