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Washington joue à Big Brother en Amérique latine

Des millions de personnes ont été fichées par une entreprise d'Atlanta.

Par Michel TAILLE

mercredi 11 juin 2003

Près de 100 millions de Latino-Américains ont découvert ces dernières semaines qu'ils comptaient au moins aux yeux d'un gouvernement : celui de Washington. Les fonctionnaires américains ont fiché à leur insu Mexicains, Colombiens, Argentins et Brésiliens (entre autres) depuis au moins dix-huit mois. Le moyen : l'entreprise Choice Point, basée à Atlanta, qui a offert en septembre 2001 à une agence fédérale des Etats-Unis un petit trésor d'informations sur les voisins du Sud. L'accès à la liste des 60 millions d'électeurs mexicains, de leurs permis de conduire et numéros de téléphone «y compris en liste rouge», le registre des 31 millions de Colombiens adultes «avec description physique, état civil et numéro de passeport», celui des Costaricains «actualisé chaque mois»... sont quelques-uns des services vendus par l'entreprise à l'Immigration National Service (INS) et au ministère de la Justice pour la modique somme de 1 million de dollars par an.

Pot aux roses. Toutes ces informations ne viseraient qu'à assurer la sécurité du «grand frère américain», érigé en Big Brother continental. «Le but est d'instaurer un monde plus sûr», a affirmé James Lee, responsable de Choice Point, au quotidien mexicain La Jornada. «Il faut être informé sur le risque que représentent les personnes qui entrent dans notre pays», a-t-il ajouté. Les personnes et leurs biens : la firme propose aux autorités américaines les coordonnées de tous les avions et entreprises de Colombie, les téléphones professionnels et personnels des principaux patrons mexicains, les contacts des employés des multinationales brésiliennes, etc. L'association américaine de défense des libertés Epic, qui a découvert le pot aux roses, n'a pas pu obtenir d'explication officielle sur l'utilisation de ces renseignements. «Le gouvernement invoque un "sujet de défense nationale"», explique un des chercheurs de l'ONG, Christopher Hoofngale.

Choice Point a beau jurer que ses informations «ont été acquises légalement par des sources officielles», les pays concernés n'ont pas l'air d'accord. En Argentine, la Direction nationale de protection des informations personnelles a porté plainte contre Choice Point. Au Mexique, la firme d'Atlanta a dû rendre les cinq CD contenant les listes électorales et des poursuites ont été engagées contre un fonctionnaire qui se serait laissé corrompre. De leur côté, les juges nicaraguayens se demandent comment l'entreprise guatémaltèque Infonet a pu obtenir, puis fournir à Atlanta des informations confidentielles sur les hauts fonctionnaires et hommes politiques de leur pays. Le numéro du permis de conduire de l'ex-président sandiniste Daniel Ortega, les dettes - abondantes - du directeur de la police nationale ou les coordonnées bancaires du vice-président nicaraguayen sont ainsi arrivés entre les mains de diverses agences fédérales américaines, dont les services d'immigration, mais aussi la CIA ou le FBI.

L'enquête se heurte pourtant à une délicatesse inattendue de Choice Point : l'entreprise refuse de donner le nom de ses fournisseurs locaux, pour ne pas «violer le droit à la confidentialité». «Les dirigeants de l'entreprise entravent la justice», dénonce le parlementaire colombien Gustavo Petro. Dans le pays andin, une enquête est en cours pour savoir qui a détourné les listes de l'état civil.

Banque de données. La pratique dépasserait le scandale soulevé par Choice Point : Washington aurait recours au fichage généralisé des citoyens étrangers chaque fois qu'une entreprise lui en fournit la possibilité. «La loi américaine interdit au gouvernement de stocker des informations personnelles, explique Christopher Hoofngale. Il fait donc faire le travail par des entreprises privées.» Selon des experts cités par La Jornada, Choice Point et six autres entreprises de renseignement collaborent avec le département américain des Transports afin d'établir une gigantesque banque de données sur les passagers aériens.

Quelques Latino-Américains s'insurgent contre la perte de souveraineté que représentent les informations accumulées par Washington. «Le fichage de citoyens latinos, estime Gustavo Petro, que les Etats-Unis considèrent comme un droit, est un cas qui devrait être porté devant les cours internationales.».


(Libération) ajouté le 25-6-2003