Le Monde diplomatique
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>  OCTOBRE 1990      > Pages 16 et 17

 

FATALES SURENCHÈRES DANS LE GOLFE

Les objectifs fondamentaux de l'Amérique

Par RICHARD. J BARNET
Co-directeur, Institute of Policy Studies


LE conflit du Golfe inaugure ceux de l'après-guerre froide : pour la première fois en plus de quarante ans, le communisme, réel ou supposé, n'est pas la cible d'une intervention militaire américaine. L'Union soviétique se comporte même en alliée, certes nerveuse, d'une opération multilatérale organisée par le président des Etats-Unis. Avec un communisme en ruine et une URSS menacée par la désagrégation, les Etats-Unis peuvent tourner leur attention vers de nouveaux ennemis en continuant à faire étalage de la puissance militaire sur laquelle est censé reposer leur statut de Super-Grand.

Interrogé, il y a quelques mois, sur l'identité de l'ennemi qui remplacerait l'URSS, M. George Bush répondit instantanément : "l'instabilité". Un seul mot pour faire comprendre que l'Amérique ne serait jamais à court d'adversaires... Privés de guerre froide, tous les experts que compte Washington en matière de sécurité nationale ont multiplié réunions et séminaires pour tenter de définir le nouveau rôle des Etats-Unis dans un monde où l'ours soviétique, bien qu'il dispose toujours de missiles capables de détruire l'Amérique en une demi-heure, a désormais la tête ailleurs et fait patte de velours. Cela fait deux ans que les stratèges sont arrivés à la conclusion que les nouvelles "menaces" militaires se situent dans le tiers-monde. Et c'est à la force de ces idées que l'on doit la présence de près de deux cent mille militaires américains dans les déserts d'Arabie et les eaux environnantes.

Le monde de l'après-guerre froide est un monde dangereux. Le face-à-face des deux superpuissances avait servi à étouffer des myriades de conflits nationaux, tribaux et religieux qui bouillonnaient sous la surface dans les Etats issus de la disparition des anciens empires austro-hongrois, ottoman, britannique, français et néerlandais. Ces vastes zones figuraient sur les cartes de la guerre froide sous la dénomination de "pays du rideau de fer" ou de "tiers-monde". En raison de leur rapide croissance démographique et d'un développement caricaturalement inégal, la majorité des peuples de l'Afrique subsaharienne, du Proche-Orient, de l'Asie, et d'une partie de l'Amérique latine n'ont d'autre perspective qu'une aggravation de leur situation économique dont leurs dirigeants sont les seuls à tirer bénéfice. C'est parce que le couvercle a sauté que le monde donne une impression d'instabilité accrue.

Des pays sous-développés comme l'Irak disposent maintenant d'armements sophistiqués grâce à l'efficacité d'un système de distribution mis en place par les superpuissances et leurs alliés pendant la guerre froide. Ces Etats du "tiers-monde", qui ont seulement en commun un passé colonial, la chaleur du climat et les espoirs brisés de leurs populations, contrôlent des ressources vitales, et leurs dirigeants peuvent utiliser la haute technologie de leur panoplie militaire pour en exiger des prix élevés.

Aux Etats-Unis, l'opinion est prête à soutenir des opérations militaires rapides qui n'entraîneraient que de faibles pertes américaines. Elle applaudira à des "actions chirurgicales" s'il est démontré que la cible constitue une source dangereuse d'"instabilité" et que le pays visé possède des richesses minérales ou occupe une situation géographique stratégique. On peut rapidement aller en voiture du Texas à Managua, répétait M. Ronald Reagan dans sa croisade antisandiniste, mais peu d'Américains s'en souciaient. Ils n'avaient nullement l'intention d'y aller et ne croyaient pas à l'arrivée des Nicaraguayens. Mais, si éloignés qu'ils soient, le Koweït et l'Arabie saoudite sont une tout autre histoire.

Dans la mesure où l'Union soviétique est en train de se débarrasser de ses obligations de superpuissance dans le monde non blanc, le risque de voir une intervention militaire américaine dégénérer en confrontation avec Moscou est pratiquement inexistant. La guerre froide, il ne faut pas l'oublier, s'est principalement livrée dans le tiers-monde. Si l'on excepte les massacres dans les rues de Berlin, Budapest et Prague, les armes n'ont parlé qu'en Asie, en Afrique, en Amérique latine et, bien sûr, au Proche-Orient. Jadis le communisme était considéré comme un "virus" ou un mécanisme à fomenter l'instabilité et les conflits dans les pays pauvres. On s'aperçoit maintenant qu'ils n'ont nul besoin de lui pour se déclencher.

Une grave crise intérieure

AU sein de l'establishment de la sécurité nationale, nulle réflexion n'a été menée pour repenser les objectifs fondamentaux de l'Amérique dans le monde nouveau qui se dessine. On y a très peu conscience que la crise de l'industrie, des villes et de l'éducation impose des limites sévères à la capacité de déploiement militaire extérieur du pays, sauf à causer des dégâts suicidaires à la société civile des Etats-Unis. Le Congrès était en vacances et aucun débat n'eut lieu sur la finalité, les coûts ou la stratégie de l'opération lancée début août dans le Golfe. Avec le président, les Etats-Unis se lancent dans leur première guerre pour les ressources minérales et M. Bush bénéficie d'un très fort soutien populaire.

Pour justifier cet usage soudain et sans précédent de la puissance militaire américaine, la Maison Blanche s'appuie sur la "préservation de l'American Way of Life". C'est-à-dire sur le droit des citoyens à passer leur journée sur les autoroutes et non pas dans les files d'attente aux stations-service. Bien sûr le président invoque la morale, le droit, ainsi que les leçons de l'histoire. M. Saddam Hussein est le "nouvel Hitler". Le secrétaire d'Etat, M. Baker, en réclamant une "OTAN" du Golfe pour "contenir" et "faire reculer" le président irakien en fait un nouveau Staline.

Les voix qui s'élevaient habituellement contre les interventions militaires américaines sont pratiquement silencieuses. L'agression brutale commise par M. Saddam Hussein, sa prédilection pour les gaz de combat, sa soif d'engins nucléaires, ses dons d'affabulateur, pour ne pas parler de son armée forte d'un million d'hommes, lui composent un profil idéal d'ennemi. Les efforts de M. Bush pour couvrir du manteau des Nations unies une opération entièrement organisée par les Etats-Unis et dont ils sont pratiquement les seuls protagonistes, la légitimité que confèrent les votes du Conseil de sécurité et les contributions en argent, bâtiments et soldats des autres pays ont neutralisé la plupart des critiques. L'odieux chantage à la vie des "invités" de M. Saddam Hussein a fait taire la plupart des Eglises, qui se sont ralliées au consensus.

Ce consensus est-il durable ? De nombreux signes montrent sa précarité. La réaction de l'opinion s'enracine dans deux émotions profondes. La première est l'indignation devant une agression à l'ancienne mode au moment où la paix de l'après-guerre froide venait d'être déclarée. La seconde est un mélange d'espoir et de refus de la réalité. Malgré tous les appels à la patience que leur prodiguent leurs dirigeants, beaucoup d'Américains s'imaginent que le succès ne se fera pas attendre, que M. Saddam Hssein sera ramené à la raison ou qu'il disparaîtra dans une "opération chirurgicale" indolore pour les Etats-Unis, l'Irak revenant alors dans des mains plus amicales.

Si aucun de ces scénarios ne prend forme et si ou bien le jeu de patience s'éternise dans le désert ou bien la guerre donne lieu à une escalade avec des pertes plus lourdes que prévu, tout donne à penser que l'opposition montera rapidement. La tentation d'en finir au plus vite noiera les appels à des négociations de paix ou à une véritable opération de l'ONU sous un commandement autre qu'américain ou à un retrait unilatéral des Etats-Unis. Avec près de deux cent mille jeunes Américains immobilisés sous un soleil de plomb au milieu d'une culture qui leur est totalement incompréhensible et sans les consolations de l'alcool ou d'une compagnie féminine, les interrogations se feront chaque jour plus nombreuses.

L'une des forces de la démocratie américaine, c'est que ses citoyens ne sont guère patients lorsque des vies sont en jeu ou que les dirigeants n'ont pas d'objectifs clairs. Le soutien de l'opinion à une force de police stationnée dans le désert est fragile parce que les principes au nom desquels des jeunes hommes sont éventuellement appelés à sacrifier leur vie sont loin d'être évidents. S'agit-il de protéger l'Arabie saoudite ? Si des mois se passent sans qu'elle soit attaquée, l'argument aura de moins en moins de poids. S'il s'agit de se débarrasser de M. Saddam Hussein, que se passera-t-il ? La situation des Etats-Unis comme fournisseur de mercenaires pour le compte d'autres pays industriels qui, bien que plus dépendants du pétrole du Proche-Orient, n'alignent sur le terrain que des contingents symboliques entraînera une montée du courant isolationniste traditionnel.

Jusqu'à maintenant les démocrates ont applaudi aux initiatives du président, tout en gardant par ailleurs le silence. Si l'opinion publique commence à bouger, ils ne manqueront pas de munitions politiques. La guerre du Golfe a chassé tous les autres problèmes intérieurs de la première page des quotidiens. Ces problèmes sont justement ceux que posent les démocrates : les quelque 500 milliards de dollars (ou davantage) nécessaires au renflouement des caisses d'épargne, après la gestion désastreuse et la corruption des années Reagan (1), et les conséquences catastrophiques du déficit budgétaire dont MM. Reagan et Bush sont conjointement responsables.

Les "dividendes de la paix" ont mis le cap sur le Proche-Orient et, à ce jour, cela a été accepté comme une réalité désagréable mais inévitable, alors que, jusqu'à ces dernières semaines, les réductions anticipées des crédits militaires étaient perçues comme une nécessaire transfusion pour réduire le déficit budgétaire, reconstruire des infrastructures publiques au bord de l'effondrement, en particulier le système scolaire. L'opinion n'a pas encore pris la mesure de l'ampleur des coûts qu'implique la nouvelle doctrine de sécurité nationale dominante à Washington en termes de vies humaines, de budgets et d'occasions perdues pour reconstruire les communautés américaines.

Traditionnellement, les citoyens soutiennent leur président quand les troupes américaines sont amenées à risquer leur vie. Mais, tout aussi traditionnellement, ils ne cautionnent pas les conflits qui ne leur apparaissent pas absolument inévitables. Si le président décide d'anéantir les usines chimiques de M. Saddam Hussein, il brisera l'alliance qu'il a réussi à mettre sur pied. L'Arabie saoudite a interdit l'utilisation de son territoire pour une action offensive contre un "Etat arabe frère" et les alliés européens manquent d'enthousiasme pour une telle action. Une attaque faisant suite à la publication de photos satellites montrant que M. Saddam Hussein est sur le point de lancer des missiles à tête chimique bénéficierait d'un très fort soutien de l'opinion américaine. Mais ce sera là le début et non la fin de la guerre du Proche-Orient. Au fur et à mesure que le temps passera, il est probable que les Américains de tout bord en viendront à partager l'opinion de l'analyste stratégique très conservateur qu'est M. Edward Luttwak : "Il n'est pas sérieux de croire que les Etats-Unis peuvent à la fois s'attaquer à leur grave crise intérieure et exposer au danger des troupes très nombreuses dans une zone de guerre."

RICHARD. J BARNET.

 

(1) Lire Jacques Decornoy, "L'exemplaire faillite des caisses d'épargne américaines", le Monde diplomatique, juillet 1990.