Le Monde diplomatique
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> OCTOBRE 1990     > Pages 1, 16 et 17

 

FATALES SURENCHÈRES DANS LE GOLFE

Un gendarme ambigu

Par CLAUDE JULIEN
Ancien directeur du "Monde diplomatique", Président de la Ligue française de l'enseignement et de l'éducation permanente


LES appels aux armes se multiplient, deviennent de plus en plus stridents. Sur les deux rives de l'Atlantique, de nombreuses voix pressent la puissante coalition assemblée contre l'Irak de passer à l'action. Cette frénésie guerrière se propose-t-elle uniquement de faire respecter le droit international et de protéger les flux pétroliers ? L'objectif est plus vaste, plus noble encore : "Définir le monde de l'après-guerre froide", comme le disait, dès le début de la crise, un membre du gouvernement américain (1). Très vite, ce projet devait recevoir les plus officielles confirmations : "Nous posons la pierre angulaire d'un ordre international plus pacifique", déclarait en effet le président Bush lors de sa rencontre avec M. Gorbatchev à Helsinki (2). Quelques jours plus tard, devant le Congrès, il annonçait "un nouvel ordre international", l'aube d'une "ère nouvelle, libérée de la menace de la terreur, plus forte dans la recherche de la justice". Tel sera "le nouveau monde que nous cherchons à bâtir (3)".

Qui donc ne souscrirait à un tel programme ? Apparemment surhumain, ne devient-il pas réalisable grâce à l'attitude de Moscou ? La crise du Golfe, dit M. Georgi Arbatov, convaincra les pays "aventureux", au comportement "téméraire", qu'ils ne peuvent plus "jouer les Etats-Unis et l'URSS l'un contre l'autre (4)", comme cela se pratiquait couramment au temps de la guerre froide.

Passant de la rivalité à la coopération, les deux puissances ont déjà obtenu des résultats : au Nicaragua, en Angola, au Cambodge... La même entente peut-elle conduire, dans la région du Golfe, à une solution préfigurant le "monde nouveau" dont parle M. Bush ?

Bien qu'il doive tenir compte de la sage prudence dont font preuve les Soviétiques, tel est bien l'espoir du président, mais aussi de tous ceux qui, récemment encore, recommandaient la plus vigilante méfiance à l'égard de M. Gorbatchev, dont la "nouvelle pensée", fût-elle exprimée en actes retentissants, n'était à leurs yeux qu'un piège diabolique conçu pour duper les Occidentaux, les inciter à abaisser leur garde. C'est ainsi que, en un spectaculaire renversement de ses positions, la Policy Review (5), publiée par la très conservatrice Heritage Foundation, écrit : "La Russie peut être un allié potentiel face aux menaces qui surgiraient contre l'Occident."

D'où proviendraient donc ces menaces ? La revue est explicite : des régions sous-développées de la planète. M. Bush partage ce point de vue. Le "nouvel ordre international" dont il parle doit en effet permettre à tous les pays du monde, "du Nord comme du Sud", précise-t-il, de "prospérer et vivre en harmonie". Les nations turbulentes sont toutes au Sud...

Sanctionner l'agression commise par M. Saddam Hussein, et ainsi dissuader ceux qui pourraient être tentés de l'imiter : un tel résultat serait déjà appréciable ; limitant à l'avenir les risques de conflagration armée, il poserait les fondements d'un nouvel ordre militaire. Un seul regret : prise plus tôt, pareille initiative aurait par avance découragé l'Irak, alors que trop de précédents, tolérés avec complaisance et lâcheté, ont pu le convaincre de son impunité (6).

Le "nouvel ordre mondial" à venir mobilisera-t-il une puissante coalition contre tout agresseur, quel qu'il soit ? Depuis quatre décennies, la Chine, qui condamne l'Irak, occupe le Tibet et s'y maintient par la répression. Tiendra-t-on compte de la puissance du coupable, ou bien seuls les moins redoutables seront-ils contraints à rendre gorge ?

Il faut un "gendarme" au "village planétaire" et nul ne peut s'autoproclamer gendarme, agissant à sa guise, décidant d'intervenir ou de s'abstenir au gré de ses intérêts particuliers. En ce domaine, seules les Nations unies peuvent "dire le droit", et le "gendarme" reste soumis à leur autorité .

Ce "gendarme" aura fort à faire. Depuis la fin de la seconde guerre mondiale, quelque cent vingt-cinq conflits armés ont fait environ 22 millions de morts. Des fictions ont empoisonné l'atmosphère : c'est à la demande de leurs alliés ou clients que Moscou intervenait en Tchécoslovaquie ou en Afghanistan, et que Washington envoyait ses troupes au Vietnam ; c'est pour "protéger les ressortissants américains" que Lyndon Johnson faisait débarquer les marines en République dominicaine ; c'est le respect du droit, non la richesse des gisements miniers du Katanga, qui poussa M. Giscard d'Estaing à lancer les paras sur Kolwezi... Liste interminable.

Mais tout cela appartient au passé, à l'époque où les deux superpuissances, redoutant de s'affronter directement avec leurs armes de destruction massive, préféraient se livrer, au Sud, à une constante partie de bras de fer, par petits pays interposés. Ces temps sont révolus, la coopération entre Moscou et Washington ouvrirait d'immenses espoirs.

Pourtant, "ce monde qui ne sera plus dominé par la rivalité Est-Ouest ne sera pas un monde sans conflits : conflits entre groupes différents au sein d'une nation et [risquant de s'étendre] à travers les frontières nationales. Les différences raciales et ethniques subsisteront. Des révolutions politiques éclateront. Des disputes historiques à propos de frontières politiques se poursuivront. Les contrastes économiques entre nations s'amplifieront au fur et à mesure que la révolution technologique du vingt et unième siècle se répand d'inégale manière à la surface du globe", remarque M. Robert McNamara, ancien patron du Pentagone et ancien président de la Banque mondiale (7). Contestant l'idée, souvent répétée (8), selon laquelle les conflits dans les tiers-monde surgissaient d'abord de l'affrontement Est-Ouest, M. NcNamara rappelle que "leurs causes profondes préexistaient à la guerre froide et lui survivront presque certainement".

Ces "causes profondes" tiennent à la structure interne de chaque société (inéquitable répartition de la richesse, du bien-être, du pouvoir, soit entre couches sociales, soit entre groupes ethniques) et aux mécanismes mondiaux qui freinent le développement (spéculations à la baisse sur les coûts des produits de base, conditions de remboursement de la dette, fuite des capitaux vers les pays qui pratiquent des taux d'intérêt élevés, incitations aux achats d'armes et à de somptueuses réalisations de prestige, etc.). Bien qu'ils portent en eux les conflits futurs, de tels problèmes ne peuvent être résolus par aucun "gendarme", national ou multinational comme celui qui intervient maintenant dans le Golfe.

Pour le Proche-Orient et pour le reste du monde, la crise peut cependant avoir des effets bénéfiques, du simple point de vue du maintien de l'ordre, pourvu qu'elle conduise, sous l'égide des Nations unies, d'une part à la conclusion d'un accord sur les ventes d'armes et sur le plafonnement des potentiels militaires, d'autre part à la mise en place d'un système d'arbitrage contraignant pour le règlement des différends, frontaliers ou autres.

A l'intérieur de chaque pays, un puissant "parti de l'ordre", même s'il n'estime pas opportun de se déclarer comme tel, se dévoue vaillamment pour garder les choses en l'état, même si elles sont grosses de violences. Sa stratégie lui impose parfois de bien cruelles décisions : accorder, mais le plus tard possible, les concessions minimales qui lui permettront de préserver, pour l'essentiel, l'ordre existant. Quoi qu'il puisse lui en coûter, ce parti de l'ordre sait qu'il doit, impavide, régner sur le désordre établi, marqué de criantes injustices. Pour ce faire, il dispose de toute la puissance de l'Etat, seul détenteur légal des moyens de contrainte. Il existe de même un "parti de l'ordre" à l'échelle planétaire, qui projette sur la scène mondiale le même programme, la même stratégie.

LE "nouvel ordre international" préconisé par M. Bush se contentera-t-il de donner à un "gendarme" les moyens de contrainte nécessaires pour faire respecter le désordre établi sur la planète ? Mécanismes d'un sous-développement aggravé, pillage des ressources naturelles, taux élevé de mortalité infantile, famines et épidémies, ample corruption, pouvoirs dictatoriaux, etc. : ce désordre ne pose pas seulement un problème moral que les "réalistes" évacuent d'un hochement de tête. Il entretient l'instabilité dans des régions stratégiques, menace la sécurité et la paix mondiales (9).

Un facteur déterminant vient accroître les périls. La population du globe a doublé entre 1950 et 1987 pour passer de 2,5 milliards à 5 milliards d'êtres humains. Elle va encore doubler en un demi-siècle, amplifiant les déséquilibres actuels. Les pays développés représentent à peine un quart de la population de la planète, mais consomment 80 % du revenu mondial (10). Un "nouvel ordre international" qui se proposerait de perpétuer un tel état de choses conduirait aux pires conflits. Aucun "gendarme" ne serait en mesure de les éviter. Seuls peuvent éventuellement y parvenir des hommes d'Etat capables de porter leur regard au-delà de la crise en cours, au-delà de la prochaine échéance électorale, pour anticiper et préparer de radicales mutations économiques.

Un rapide regard en arrière ramène la réflexion à la plus brûlante actualité. En 1951, jugeant insuffisantes les redevances de 25 % à 30 % que lui proposait l'Anglo-Iranian Oil Company, le Parlement iranien nationalisa son pétrole. Affront intolérable pour le monde civilisé, peu soucieux de voir loin. Pourtant, à peine quelques années plus tard, les redevances atteindront 50 % (c'est le règne du fifty-fifty) puis, très vite, chaque pays obtiendra la pleine souveraineté sur ses gisements. Mais, contre toute raison, des gouvernements myopes s'acharnent à retarder cette échéance. La CIA se flattera donc d'avoir monté le coup d'Etat qui a renversé le Dr Mossadegh. Superbe performance : l'ordre régnait à Téhéran... Avec une touchante satisfaction, le président Eisenhower note alors dans ses Mémoires (11) : "Tout était fini." Erreur : tout ne faisait que commencer. Car, sous le pouvoir absolu du chah, impérial "ami" et riche client des démocraties, la corruption, les assassinats et la torture entretiennent dans le pays une intense fermentation, que beaucoup, aveuglés par de fastueux contrats, fascinés par une sommaire définition de la modernité, ne savent pas voir. Eisenhower et les frères Dulles avaient cru sauver l'Iran. Ils le livraient, à terme, aux mollahs et aux ayatollahs. Que veut-on sauver aujourd'hui ?

Le renversement du régime de M. Saddam Hussein et le retour au statu quo ante ne suffiront pas à rétablir l'ordre si doivent subsister le désordre de l'économie pétrolière, les tensions autour de frontières litigieuses, les violations des droits individuels. Rien n'autorisait l'Irak à utiliser la force militaire pour atteindre ses objectifs, quelle qu'en soit la validité. Mais, fût-il revêtu de toute la dignité que lui conféreraient les Nations unies, le "gendarme" au service du futur ordre international n'en finira pas de réprimer la violence armée s'il tolère la violence économique, qui n'est ni moins meurtrière ni plus justifiable .

Un acteur important s'est montré fort discret dans toute cette affaire. Un élu du Massachusetts à la Chambre des représentants, appartenant comme M. Bush au Parti républicain, en rappelle l'existence : "L'augmentation des prix de 7 dollars par baril accroîtrait de 21 milliards de dollars par an la valeur de la production pétrolière des Etats-Unis. Cela fait beaucoup de beurre dans l'assiette des grandes compagnies [pétrolières] , au détriment du consommateur américain... (12)." Au détriment, aussi, de quelques autres. De chaque côté de l'Atlantique, les chantres de l'économie de marché ont su trouver des accents vibrants pour évoquer le triste sort des pays pauvres (Bangladesh, Tanzanie, Europe de l'Est...) condamnés à se ruiner encore davantage, par la faute du "boucher de Bagdad", pour payer plus cher le pétrole qu'ils doivent importer. Les libéraux dévoilent ainsi leurs âmes, que l'on ne savait pas si sensibles... Les géants du pétrole, eux, ne se lamentent pas. Ils contemplent la courbe ascendante de leurs profits. Leur prospérité accrue n'est pourtant pas étrangère à la misère d'un monde où, d'après l'UNICEF, meurent chaque jour 40 000 jeunes enfants qui pourraient être sauvés. "Un millionnaire, écrivait Bernanos (13), dispose au fond de ses coffres de plus de vies humaines qu'aucun monarque" ou potentat moderne. La violence économique possède l'immense avantage d'être moins visible que la violence des armes.

A la fin du mois d'août, le litre d'essence coûtait aux Etats-Unis 0,35 dollar, contre un peu plus de 1 dollar dans la plupart des pays européens, et même 1,30 dollar en Italie (14). Un tarif aussi bas encourage le gaspillage, place les Etats-Unis au dernier rang des pays industrialisés dans le rapport énergie/production et leur permet, "avec 5 % de la population mondiale, de consommer 24,1 % de l'énergie fournie dans le monde." (15).

Depuis une bonne dizaine d'années, un grand banquier américain, M. Félix Rohatyn (16), préconise avec insistance l'instauration d'une taxe sur l'essence afin de réduire ce gaspillage et, simultanément, de comprimer le déficit budgétaire des Etats-Unis, qui, cette année, atteindra un nouveau record, pour porter la dette américaine au chiffre fabuleux de 3 214 milliards de dollars (17)... Ce "trou" est partiellement comblé par des capitaux venus du monde entier, attirés par les taux d'intérêt. "La bonne volonté des Allemands, des Japonais et d'autres investisseurs ou prêteurs étrangers aide les Américains à vivre au-dessus de leurs moyens pour environ 150 milliards de dollars par an", écrit le Washington Post (18). Parmi ces "autres étrangers" figurent les pétro-monarchies, qui, en outre, ne rechignent pas à financer l'opération "Bouclier du désert". Avant d'être absorbé par l'Irak, le Koweït tirait de ses placements à l'extérieur des revenus annuels supérieurs à ceux que lui procuraient ses exportations de pétrole... Il semble bien, en effet, qu'un "nouvel ordre international" doive être instauré si l'on veut assurer la stabilité et la paix du monde...

Prévoyant pour cette année un déficit budgétaire de 300 milliards de dollars, M. Leon Panetta, président de la commission du budget à la Chambre des représentants, en vient à appuyer, un peu tard, l'idée d'une taxe sur l'essence. Il se prononce aussi en faveur d'une réduction des dépenses militaires, et il plaide pour un renversement de "la politique qui, dans les années 80, a organisé un transfert de revenus des familles modestes et moyennes vers les plus fortunées" (19). Dans le cadre national comme à l'échelle mondiale, ce sont les mêmes mécanismes économiques qui drainent les ressources des pauvres vers les riches - individus ou pays. L'ordre international est un fidèle reflet de l'ordre intérieur. D'où de trop compréhensibles résistances à tout changement...

En attendant, "comme le coût de l'opération "Bouclier du désert" dépasse 1 milliard de dollars par mois, l'Amérique, en proie à ses déficits budgétaires, n'a pas les moyens de faire la police du monde" ; le "gendarme" est fauché... M. Bush a donc envoyé son secrétaire d'Etat et son secrétaire au Trésor "passer le chapeau parmi les alliés bien pourvus d'argent" (20). Les journalistes qui se rendaient en Arabie saoudite dans l'avion de M. James Baker, secrétaire d'Etat, "lui ont offert une sébile" sur laquelle était gravée l'inscription : "S'il vous plaît, pas moins de 1 milliard (21)". Le commentateur ajoute : "Etrange combinaison de superpuissance et de mendiant..." De son côté, M. Gorbatchev, qui, tout en jouant un rôle modérateur, appuie l'action de M. Bush, constate chaque jour la pénurie de pain dans la capitale soviétique (22). Paradoxale "pauvreté" des puissants, qui font la police de la planète alors que les trois quarts de la population mondiale sont réellement pauvres...

Les Etats-Unis ont pris, seuls, l'initiative d'intervenir dans le Golfe, puis ont sollicité le concours de divers pays. Mais, remarque le Washington Post (23), "pour obtenir le partage du fardeau [financier] , Washington devra accepter le partage du pouvoir" de décision. Le président de la commission des affaires étrangères du Sénat, M. Clairborne Pell, a déjà rappelé au président Bush qu'il ne pouvait lancer une attaque contre l'Irak sans "une autorisation spécifique du Congrès". Il doit aussi, d'une manière ou d'une autre, s'assurer de l'accord des pays qui ont envoyé des troupes dans la région. Une série de consultations bilatérales ne saurait constituer à cet égard une procédure satisfaisante. Seule une nouvelle résolution votée par le Conseil de sécurité pourrait légitimer l'ordre d'ouvrir le feu. Si M. Bush décidait de s'en passer, il signifierait clairement que les résolutions votées depuis le mois d'août n'avaient d'autre fonction que de donner le change, de créer l'illusion d'une démarche fondée en droit. Le "monde nouveau" annoncé par M. Bush serait, dès le départ, bâti sur une imposture. Les Nations unies en seraient durablement discréditées. Le droit international que l'on veut faire respecter ne reposerait sur rien.

DÈS le premier envoi de troupes en Arabie saoudite, M. Bush a, selon la formule consacrée, "tracé une ligne dans le sable" du désert, une ligne militaire que l'Irak ne doit pas franchir. Si l'opération se propose vraiment de créer au Proche-Orient les conditions d'une quelconque stabilité, alors d'autres "lignes" doivent être tracées.

Et d'abord une "ligne" politique, qui tiendrait à l'écart les pays que leur propre bilan disqualifie pour participer à une campagne au service du droit. Tout au long de la guerre froide, les démocraties ont accepté les plus abominables dictatures comme partenaires dans la défense du "monde libre" contre le communisme. Il leur était demandé de respecter non pas les droits de l'homme, mais la liberté d'entreprise. Vieille habitude dont il est difficile de se défaire. Ainsi, "les dizaines de milliers de Syriens tués, torturés et emprisonnés sans jugement" n'ont pas convaincu Washington de refuser le concours du régime de M. Hafez El Assad. Pourtant, en ce qui concerne le respect du droit, "il y a peu de différence entre M. Assad et M. Saddam Hussein", écrit M. Andrew Whitley, qui dirige à New-York le Middle East Watch (24).

Mais il conviendrait aussi de tracer une "ligne" économique, car le maintien de la frontière entre pays riches et pays pauvres est, pour la paix mondiale, tout aussi dangereux qu'une violation des frontières interétatiques, si contestables qu'elles soient. "L'Amérique et le monde, a dit M. Bush devant le Congrès (25), doivent défendre leurs intérêts vitaux communs." Mais, dans l'actuel désordre économique mondial, les intérêts qui sont "vitaux" pour certains restent complètement étrangers à d'autres, ne peuvent leur être "communs". Seule une révision déchirante aboutirait à la définition d'intérêts communs.

C'est en ce sens qu'une proposition à la fois originale et réaliste avait été avancée voilà quelques années par M. Franco Reviglio, président de l'ENI, la puissante entreprise italienne des hydrocarbures (26). Calculant alors que, comme les faits l'ont vérifié, la baisse des cours du pétrole permettrait à l'Europe d'économiser en un an 50 milliards de dollars, M. Reviglio suggérait de constituer un fonds commun de 10 milliards de dollars qui aurait été consacré à un programme de développement concerté pour le Proche-Orient. L'idée aurait permis, selon le voeu de M. Jean-Pierre Chevènement, une "meilleure utilisation des pétrodollars (27)". La proposition de M. Reviglio n'a, hélas ! été retenue par aucun des Etats aujourd'hui transformés en gendarmes.

Peut-on encore s'étonner que l'inaptitude à prévoir et à préparer l'avenir conduise au désastre, devant lequel il faut alors improviser, à la hâte, une riposte, qui, à ce stade, ne peut bien entendu être que militaire ? En l'absence d'une vision large, englobant toutes les violations du droit, toutes les injustices, toutes les causes de violence, "même une victoire militaire totale [sur l'Irak] sera une tragédie, et les perspectives de paix à long terme au Proche-Orient seront pires que jamais (28)". Voilà bien ce que préparent d'irresponsables clameurs bellicistes.

CLAUDE JULIEN.

 

(1) Cité par Time, 20 août 1990, repris par le Monde diplomatique, septembre 1990, page 15.

(2) Time, 17 septembre 1990.

(3) Le Monde, 13 septembre 1990.

(4) Time, 17 septembre 1990.

(5) Citée par Newsweek, 17 septembre 1990, page 13.

(6) Voir "Guerres saintes", le Monde diplomatique, septembre 1990.

(7) Robert S. McNamara, "New Thinking for Coping with Regional Conflicts in a Post-Cold War World", communication préparée pour la table ronde organisée par le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD), Antalya (Turquie), 7-9 septembre 1990.

(8) Notamment par Mme Jeane Kirkpatrick lorsqu'elle était ambassadeur du président Reagan auprès des Nations unies.

(9) Voir Claude Julien, "Planète", le Monde diplomatique, novembre 1988.

(10) Voir le dossier "Démographie, développement, démocratie", le Monde diplomatique, mai 1990.

(11) Dwight D. Eisenhower, Mandate for Change, page 164.

(12) Sylvio O. Conte, représentant du Massachusetts, "Skim a Bit of the Gravy", International Herald Tribune, 11 septembre 1990. Lorsqu'il siégeait à la Maison Blanche, M. James Carter avait déclaré que les compagnies pétrolières constituaient un formidable "racket". Il a repris sa sévère critique de la politique énergétique des Etats-Unis dans deux remarquables articles du Washington Post, reproduits dans International Herald Tribune, 13 et 14 août 1990.

(13) Georges Bernanos, Journal d'un curé de campagne, page 90.

(14) Voir le tableau dans Time, 10 septembre 1990.

(15) Jim Hoagland, article du Washington Post repris dans International Herald Tribune, 13 septembre 1990. D'après M. James Carter (voir note 12), l'industrie américaine utilise, par personne, 2,5 fois plus d'énergie que le Japon, 1,5 fois plus que la RFA. Il cite une étude selon laquelle toute augmentation du prix du pétrole de 1 dollar par baril réduirait l'excédent commercial japonais de 1,3 milliard de dollars par an, mais aggraverait le déficit commercial américain de 2,5 ou 3 milliards de dollars.

(16) Ses analyses des déficits américains ont très souvent été citées dans les colonnes du Monde diplomatique.

(17) Hugh Sidey, dans Time, 10 septembre 1990. Rappelons que la dette de l'ensemble des pays du Sud est loin d'atteindre la moitié de cette somme.

(18) Jim Hoagland, article cité, voir note 15.

(19) Leon Panetta, "An Answer to Energy and Deficit Woes", International Herald Tribune, 11 septembre 1990.

(20) Newsweek, 17 septembre 1990.

(21) Time, 17 septembre 1990.

(22) Voir "Let Them Eat Blini", Newsweek, 17 septembre 1990.

(23) Voir les articles de Robert Kuttner, Antonluigi Aiazzi et William Pfaff, International Herald Tribune, 19 septembre 1990.

(24) Andrew Whitley, "A Message for Baker and Assad", Washington Post, repris dans International Herald Tribune, 13 septembre 1990.

(25) Le Monde, 13 septembre 1990.

(26) Présenté à l'Aspen Institute, le plan de M. Franco Reviglio a été publié dans le Monde diplomatique, d'octobre 1986.

(27) Entretien avec le Nouvel Observateur, 13-19 septembre 1990.

(28) Time, 27 août 1990.