Le Monde diplomatique
-----------------------------------------------------

> NOVEMBRE 1997     > Page 5

 

Imperium américain

Par FRANÇOIS GERE
Directeur scientifique de la Fondation pour les études de défense, Paris. Auteur de Demain la guerre, Calmann-Lévy, 1997.


COUP sur coup, au cours des derniers mois, le sommet du Groupe des pays industrialisés (G7) à Denver, la réunion sur le développement durable à New York et le sommet de l'OTAN à Madrid ont brutalement transmis au reste du monde l'image d'une Amérique présente, puissante et sûre d'elle-même. Cela fait longtemps que les dirigeants américains n'avaient pas paru à ce point indifférents, pour ne pas dire hostiles, à la position de tous les autres, les Russes, sans doute, mais aussi leurs alliés, partenaires et amis.

Après le pénible épisode de la mise à l'écart de M. Boutros Boutros-Ghali, le Congrès des Etats-Unis, à majorité républicaine, entend dicter les termes de la réforme des Nations unies. Le calendrier de la Conférence du désarmement de Genève a été modifié en fonction des priorités de l'administration américaine. Après le report sine die de la négociation d'un arrêt de la production des matières fissiles à usage explosif (dite cut-off), c'est le traité d'interdiction des mines terrestres antipersonnel qui a pris le devant de la scène. Mais le Congrès, appuyé par les chefs d'état-major, a voulu dicter les termes de ce document universel pour des raisons de politique intérieure. Des problèmes internationaux risquent ainsi d'être traités en fonction des querelles de clocher entre parlementaires, des obsessions de MM. Jesse Helms (président de la commission des affaires étrangères du Sénat) et Strom Thurmond (président de la commission des forces armées du Sénat), et des affrontements entre Maison Blanche et Congrès.

Au lendemain de la guerre froide, de nombreux gouvernements avaient cru à une tentation isolationniste des Etats-Unis. Il faut désormais se rendre à l'évidence. Dopés par une croissance exceptionnelle, par un taux de chômage officiel assez bas, alliant souplesse et gigantisme à coups de fusions efficaces (hier Lockheed et Martin Marietta, et Boeing et McDonnell-Douglas, aujourd'hui WorldCom-MCI), les Etats-Unis se déploient sur tous les marchés mondiaux. Cette présence s'accompagne des effets de puissance engendrés par la conjonction exceptionnelle d'une hégémonie technologique, culturelle et militaire, l'ensemble soutenu par une diplomatie aux multiples facettes. L'objectif de la stratégie militaire a été réaffirmé par l'actuel ministre de la défense, M. William Cohen, qui entend conserver dans tous les domaines une supériorité sans égale ( « no peer »). D'abord par l'énormité des moyens - même réduit ces dernières années, le budget militaire américain se stabilise autour de 250 milliards de dollars -, par l'avance technologique et par la créativité opérationnelle. La « révolution dans les affaires militaires » exprime cet effort d'innovation destiné à disposer de la supériorité absolue grâce au mariage des capacités de recueil et de traitement de l'information, de communication et de suivi des opérations, de désignation et de guidage des armes à longue portée. Cette révolution suppose aussi la maîtrise absolue de l'espace. Mais une telle supériorité pourrait conduire un adversaire à contourner les forces américaines en recourant à une sorte de guérilla de haute intensité au moyen d'opérations ponctuelles appuyées par des armes dites de destruction massive, chimiques ou biologiques, voire nucléaires. Contre un « terrorisme » de ce type, les armées américaines déploient de nouveaux moyens, imaginent de nouvelles postures tactiques. De même que Max Weber caractérisait l'Etat en disant qu'il confisquait à son profit l'exercice de la violence légitime, les Etats-Unis se sont attribué le monopole de l'emploi de la force armée à l'échelle mondiale. Reste à lui donner quelque légitimité. Dès 1993, le président Clinton et M. Warren Christopher, alors secrétaire d'Etat, avaient annoncé que le département d'Etat travaillerait en priorité au service des intérêts économiques américains à l'étranger (1). On en vit les effets avec les accords commerciaux de l'Alena, du GATT et la création de l'Organisation mondiale du commerce (OMC), le tout fondé sur une conception offensive de la « sécurité économique ». Comme, simultanément, l'appareil diplomatique était soumis aux coupes budgétaires imposées par le Congrès (2), la diplomatie américaine pouvait sembler en perte de vitesse, contrainte à des effets d'annonce plus spectaculaires qu'efficaces.

En réalité, il faut penser en termes de redéploiement. La guerre froide avait surdimensionné la diplomatie d'Etat ; celle-ci réduit ses activités. Elle conserve néanmoins une dimension appréciable qui, une fois correctement orientée, peut produire des effets de puissance. Et organiser un climat international, comme en témoignent l'élargissement de l'OTAN et l'Acte fondateur signé à Paris en mai dernier. Ce volet public est renforcé par la pratique d'une diplomatie privée. De même que les grandes multinationales américaines se dotent à l'occasion de conseillers militaires issus du Pentagone, elles disposent d'une para-diplomatie, recrutant dans le vivier des anciens des administrations républicaines et des hauts fonctionnaires mis sur la touche par les réductions d'effectifs.

Un monde sans contrepoids

GRÂCE à une bonne connaissance des hommes-clés, il est alors plus facile de pousser ici la captation d'un minerai stratégique, là les intérêts pétroliers, ailleurs la céréale qui intéresse l'agroalimentaire, etc. La rencontre de tous ces éléments offre aux Etats-Unis une capacité de domination à la fois souple, polymorphe et adaptée à la région du monde où ils entendent défendre ou étendre leurs intérêts. Elle leur permet aussi de conduire une entreprise de normalisation mondiale qui atteint une ampleur presque sans égale.

Anticiper, imposer les critères américains, dire le droit mondial, uniformiser le modèle de développement, les critères de la croissance, promouvoir un nouveau modèle de démographie, de croissance et de ressources, constituent autant d'axes stratégiques qui avaient déjà été poursuivis durant les années 60. Il suffit ici de rappeler quelques-uns des noms, souvent démocrates, qui leur furent associés : Walter Rostow, Samuel Huntington et Robert McNamara, ce dernier passé du Pentagone à la Banque mondiale. Puis, les administrations Nixon et Reagan avaient été critiquées pour leur vision stratégique trop centrée sur la lutte contre l'URSS. Avec la fin de la guerre froide, l'accent mis sur le commercial et le culturel fut encouragé par les élites économiques (informatique) et culturelles (Hollywood) ayant soutenu l'élection de MM. Clinton et Gore. L'enjeu paraît d'autant plus important que la mondialisation comporte désormais une dimension que l'on pourrait nommer planétarisation. Des expressions comme global village, global strategy révèlent une perception nouvelle, qui dépasse le seul domaine terrestre pour inclure le système interactif formé par notre planète et son environnement spatial. Or très peu de pays peuvent accéder à ce système. Les Etats-Unis disposent déjà d'une quantité d'informations plus importante que les autres Etats, mais c'est la maîtrise et le contrôle des normes régulatrices de l'ensemble planétaire que visent ses dirigeants.

L'imperium des Etats-Unis est d'autant plus frappant que, faute de rencontrer des stratégies cohérentes et crédibles visant à l'équilibrer, il s'installe dans les territoires qui lui sont abandonnés par les autres puissances. Pour ces dernières, définir de telles approches constitue une tâche aussi difficile qu'urgente. Mais la résistance à l'hégémonie américaine suppose aussi la création de contrepoids. Elle sera d'autant plus efficace qu'elle s'appuiera sur la compréhension de l'opinion américaine, sur le développement de réseaux d'information et d'influence aux Etats-Unis même. Une telle entreprise d'ensemble requiert une connaissance du pays autrement plus subtile et plus profonde que celle dont nous disposons à l'heure actuelle. Ce genre d'investissement permettrait de convaincre les citoyens américains qu'il n'est pas dans leur intérêt de devenir la cible de tous les ressentiments, d'apparaître dominateurs dans un monde sans contrepoids.

FRANÇOIS GERE.

 

(1) Lire Jacques Decornoy, « La chevauchée américaine pour la direction du monde », et Marie-France Toinet, « Aux Etats-Unis, les croisés du libre-échange », Le Monde diplomatique, novembre 1993 et février 1995.

(2) Cf. Ibrahim Warde, « Coupes claires dans l'aide extérieure », Le Monde diplomatique, novembre 1995.