Le Monde diplomatique
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> NOVEMBRE 1997     > Pages 4 et 5

 

AFFRONTER DES ADVERSAIRES « DE PUISSANCE COMPARABLE »

La nouvelle stratégie militaire des Etats-Unis

POUR justifier à la fois les crédits alloués à leurs services de renseignement - 26,7 milliards de dollars en 1994 - et le montant encore élevé des dépenses militaires, certains experts du Pentagone veulent débusquer des pays qui menaceraient la sécurité américaine. Après l'Union soviétique, puis la Libye, l'Iran, l'Irak et la Corée du Nord, c'est au tour de la Russie et de la Chine de faire figure d'adversaires possibles. Mais, pendant que, à Washington, certains élaborent ces scénarios, l'Amérique seule impose ses volontés. Sans rencontrer beaucoup de résistances.

Par MICHAEL T. KLARE
Professeur à l'université Hampshire, Massachusetts, auteur de Resource Wars : the New Landscape of Global Conflict, Metropolitan Books, New York, 2001.


La stratégie militaire américaine est en train de vivre une révolution tranquille. Jusqu'à la fin de la guerre froide, en 1991, les stratèges du Pentagone s'étaient exclusivement souciés de la menace posée, selon eux, par les Etats hostiles du tiers-monde, ces adversaires que Washington appelait les « régimes parias » (rogue regimes). Mais, il y a peu, nombre d'experts militaires ont mis en garde contre l'émergence possible d'un « concurrent de puissance comparable » (peer competitor), c'est-à-dire suffisamment puissant pour pouvoir affronter les Etats-Unis avec des chances presque égales de l'emporter. Ce concurrent n'existe pas encore mais l'éventualité de son émergence commence à modifier les perspectives stratégiques des Etats-Unis. A Washington, la politique militaire officielle n'a pas changé. La priorité reste le maintien d'une force militaire suffisante pour mener et remporter simultanément deux « conflits régionaux majeurs (1) ». Le Pentagone pense que l'un de ces conflits aurait lieu dans le golfe Persique (contre l'Iran ou contre l'Irak), et l'autre en Asie (contre la Corée du Nord). Mais, récemment, les stratèges américains se sont penchés sur des scénarios très différents : un conflit avec Moscou pour les ressources de la Caspienne (2), une guerre avec Pékin pour garantir la liberté de navigation dans la mer de Chine.

Détaillés par des documents internes et des éditoriaux spéculatifs, ces scénarios ne sont, pour le moment, envisagés que par un petit groupe de stratèges militaires, de responsables des services de renseignement et d'experts civils.

Mais le Congrès n'est pas inactif, qui débat du type de forces militaires nécessaires dans les décennies à venir. Pour les partisans de la stratégie officielle de lutte contre les « régimes parias », les niveaux actuels de dépenses militaires suffisent pour garantir la sécurité des Etats-Unis. En revanche, ceux qui pensent que la menace principale viendra bientôt de Chine ou de Russie estiment que le budget des forces armées doit beaucoup augmenter. Inutile de préciser que l'enjeu d'un tel débat stratégique n'est pas mince, qu'il s'agisse de l'affectation des dépenses publiques aux Etats-Unis ou de l'état des relations internationales.

Depuis l'effondrement de l'Union soviétique, les dirigeants américains ont cherché à identifier les contours du « nouvel ennemi » afin d'orienter le développement de leur tactique et de leurs nouveaux systèmes d'armes. Auparavant, tout était simple : les forces américaines devaient se préparer à un combat de Titan contre le déferlement des armées du pacte de Varsovie sur les plaines d'Europe. La dissolution du pacte - dont plusieurs des membres s'apprêtent à rejoindre l'Organisation du traité de l'Atlantique nord (OTAN) - a obligé Washington à envisager de nouveaux scénarios. Mais les tactiques enseignées dans les écoles de guerre étant difficilement dissociables des postulats stratégiques d'ensemble, l'absence d'adversaire désigné complique toute planification militaire. Elle complique aussi l'obtention des fonds requis par le Pentagone. Voté par le Congrès, le budget des forces armées doit, chaque année, pouvoir être justifié par la présence ou par la perspective d'une menace.

Depuis 1989, les dirigeants militaires américains cherchent qui pourrait tenir le rôle autrefois dévolu à l'Union soviétique. Avec cet objectif en vue, le général Colin Powell, chef d'état-major des armées jusqu'en 1996, avait, sitôt après la chute du mur de Berlin, constitué une équipe de planification politique et stratégique au sein du Pentagone. Ce groupe décida d'insister sur la menace des pays du Sud comme l'Iran et l'Irak, à la fois perçus comme potentiellement hostiles au monde occidental et dotés de forces armées importantes.

Au printemps 1990, cette nouvelle approche, appelée « Stratégie de défense régionale », fut approuvée par les chefs du Pentagone et par le président George Bush. Elle fut ensuite présentée au peuple américain par M. Bush lui-même, dans un discours prononcé le 2 août 1990, jour de l'invasion du Koweït par l'Irak. Même si ce téléscopage laissa croire que la nouvelle stratégie répondait à la situation créée dans le Golfe, elle avait bien été approuvée par la Maison Blanche plusieurs mois avant l'invasion irakienne (3).

La guerre du Golfe permit de résoudre le problème de l'ennemi manquant. Comme l'expliqua à l'époque M. Richard Cheney, ministre de la défense : « La guerre du Golfe est l'avant-coureur du type de conflits que nous risquons le plus de rencontrer dans la nouvelle ère : des confrontations régionales nous opposant à des ennemis bien armés et dotés à la fois d'armes conventionnelles sophistiquées et de charges chimiques et nucléaires  (4). »

A partir de 1993, cette orientation d'ensemble servit aussi de base à la stratégie militaire de la nouvelle administration Clinton. Dans sa remise à plat stratégique (Bottom-Up Review), le ministère de la défense conclut en effet que, malgré la cuisante défaite de l'Irak, les Etats-Unis continueraient à faire face à une vraie menace venant de puissances hostiles du Sud. Et, pour y faire face, l'Amérique devrait maintenir un appareil militaire capable d'affronter simultanément deux « grands conflits régionaux  (5) ». Dans son analyse stratégique la plus récente, en mai 1997, le Pentagone a confirmé cette politique. Tout en recommandant qu'un effort de recherche plus poussé soit fait dans le domaine des armes de très haute technologie, l'analyse réitérait la nécessité de se préparer à un conflit avec les « Etats parias ». Et affirmait que le principal danger pour les Etats-Unis venait de la « menace de coercition ou d'agression ouverte contre des alliés ou des amis dans des régions-clés, de la part d'Etats hostiles et pourvus d'une capacité militaire significative  (6) ».

Face à la Chine et à la Russie

CETTE constance a beau avoir satisfait le président Clinton et M. William Cohen, son ministre de la défense, elle n'a pas convaincu ceux qui, au Pentagone et ailleurs, estiment que la menace des « Etats parias » n'est pas suffisante pour garantir le vote par le Congrès des gros budgets militaires qu'on lui réclame. Ils estiment donc que les Etats-Unis devraient insister sur la menace posée par des adversaires plus redoutables. Notamment la Russie ou la Chine.

Plusieurs facteurs expliquent la perte de crédit de l'actuelle stratégie « antiparia ». D'abord, le niveau de la menace potentielle posée par les Etats ciblés a sensiblement baissé. La Corée du Nord, par exemple, est souvent décrite comme ravagée par la famine et elle a commencé à démanteler son potentiel nucléaire. L'Iran, qui vient d'élire un président plus modéré, ne manifeste plus un comportement très agressif. L'Irak a perdu le contrôle de ses provinces kurdes du nord du pays et ne détient plus qu'une fraction de sa puissance militaire d'antan.

Ceux qui critiquent la fidélité à l'orientation décidée en 1990 s'inquiètent aussi du risque de la voir mettre en cause le vote de crédits militaires destinés à l'acquisition de nouveaux systèmes d'armes. La plupart des acquisitions faites lors de la période de réarmement des années Reagan commenceront à devenir obsolètes au début du siècle prochain et le ministère de la défense aimerait bien leur substituer des produits plus avancés : avions de combat F-22, F/A-18E/F et Joint Strike Fighter. Le tout pour un montant d'environ 350 milliards de dollars, inflation non comprise (7).

Afin d'obtenir de tels crédits, le Pentagone devra pouvoir expliquer que les forces américaines risquent d'affronter des ennemis puissants et bien équipés. Or la plupart des armes dont disposent les « Etats parias » sont technologiquement dépassées. Peu susceptibles de faire le poids avec les équipements actuels de l'armée américaine, ils justifient mal l'acquisition de nouveaux dispositifs coûteux. Le Congrès, obsédé par l'objectif d'un retour à l'équilibre budgétaire, pourrait rechigner devant les demandes du Pentagone. A moins d'être convaincu que la situation internationale est lourde de menaces.

Or les Etats-Unis dépendent de leurs importations de matières premières, et en particulier de pétrole. Ils importent environ la moitié de leur consommation pétrolière et cette dépendance, de nature stratégique, croîtra à mesure que les réserves intérieures américaines s'épuiseront. Washington se soucie donc de voir garanti l'acheminement des importations venues du Golfe. Et s'intéresse aux zones de la mer Caspienne et de la mer de Chine, riches en pétrole et en gaz naturel. Tout cela a ravivé l'inquiétude concernant l'évolution de la Russie (qui estime que la mer Caspienne appartient à sa sphère d'influence historique) et de la Chine (qui revendique une bonne partie de la mer de Chine, « territoire national offshore »)  (8).

Un nombre croissant de stratèges américains en viennent à remettre en cause la doctrine « anti-paria » encore en vigueur et envisagent la perspective d'un affrontement avec la Chine ou la Russie. Ces stratèges admettent volontiers qu'aucun des deux pays ne constitue encore une vraie menace pour la sécurité américaine. Mais ils prétendent que d'ici dix ou vingt ans l'un ou l'autre pourrait devenir un concurrent sérieux. Dans une telle éventualité, les Etats-Unis doivent être prêts.

Pour le moment, c'est le dernier rapport publié par l'Institut d'études de la sécurité nationale (INSS) qui fournit le signe le plus net de ce basculement de perspective géostratégique. Il relève en effet que , même si le risque d'un conflit mondial a pour l'essentiel disparu, « les Etats-Unis ne doivent pas juger invraisemblable tout défi militaire venant d'une puissance majeure ». Celle-ci n'aurait sans doute pas les moyens de les affronter pour le leadership mondial, mais elle pourrait « être assez forte pour vouloir, dans un théâtre d'opérations proche de son territoire, équilibrer les Etats-Unis ».

Accusant les différences avec la stratégie actuelle, le rapport de l'INSS insiste sur ce qui distingue les « Etats parias » de ce prochain concurrent. Ce dernier possédera des forces nucléaires en bon état de fonctionnement ; il sera capable d'envoyer des satellites ; il conservera des effectifs militaires importants. Pour ces raisons, « les concurrents potentiels régionaux constituent une menace beaucoup plus significative que les régimes parias  (9) ». Pour le moment, seules la Russie et la Chine remplissent ces conditions. Mais le rapport suggère qu'« une des puissances régionales importantes, comme l'Inde, pourrait devenir militairement significative dans la décennie à venir ».

Même si les dirigeants américains continuent d'insister sur la menace des « régimes parias », ils se soucient des dangers que suggèrent, à terme, les développements militaires en Russie et en Chine. La Russie, qui aurait commencé à s'extraire du tourbillon dépressif des années 90, serait désormais capable de reconstruire et de moderniser ses forces armées. La Chine utiliserait sa puissance économique pour poser les bases d'une infrastructure militaire de rang mondial.

Le 6 février 1997, la commission des forces armées du Sénat a entendu une déposition significative du cours nouveau : celle du général Patrick Hughes, directeur de l'Agence de renseignement de la défense (Defense Intelligence Agency, DIA). Rompant avec les pratiques antérieures, le général Hughes a d'abord parlé de la Chine : « Au total, la Chine est l'une des rares puissances à disposer du potentiel nécessaire - politique, économique et militaire - lui permettant de devenir d'ici dix à vingt ans une menace régionale significative pour les intérêts américains. » Au cas où la Chine choisirait d'affirmer davantage ses visées régionales, « la perspective d'un affrontement direct avec d'autres puissances régionales augmenterait d'autant ». Dans la pire des hypothèses, elle « pourrait estimer que les Etats-Unis représentent pour elle une menace militaire directe ».

Le général Hughes ajouta alors : « Comme la Chine, la Russie dispose du potentiel nécessaire lui permettant de devenir d'ici vingt ans une menace régionale majeure pour les intérêts américains. » Dans les dix années à venir, la faiblesse économique du pays écarte ce genre de risque, mais, « après cela, la possibilité que la Russie redevienne une puissance régionale rivale des Etats-Unis augmente de façon significative  (10) ».

Des appréciations de ce type se retrouvent aussi dans les textes des universitaires et des think tanks qui analysent les relations internationales. Dans le livre The Coming Conflict with China, un journaliste du New York Times, Richard Bernstein, et un membre d'une fondation conservatrice de Philadelphie (le Foreign Policy Research Institute), Ross Munro, suggèrent que l'assurance gagnée par la Chine dans ses rapports avec le reste de l'Asie pourrait déboucher sur une guerre avec les Etats-Unis. Ceux qui insistent davantage sur le potentiel russe se soucient des liens de Moscou avec les anciennes républiques soviétiques d'Asie centrale et plus particulièrement de l'importance décisive du pétrole de la mer Caspienne. Recrutés par des compagnies pétrolières américaines, un certain nombre d'anciens des administrations républicaines veillent d'ailleurs à mobiliser l'opinion américaine contre le danger que la Russie ferait peser sur la région. Ainsi, en mai 1997, M. Caspar Weinberger, ancien ministre de la défense du président Reagan, a tiré la sonnette d'alarme : « Au moment où l'Occident célèbre l'expansion apparente de l'OTAN en Europe centrale, la Russie s'affaire à remporter sa victoire stratégique à elle : l'emprise sur les ressources énergétiques de la région de la mer Caspienne. Si Moscou y parvient, cette victoire pourrait bien signifier davantage que le succès occidental en matière d'élargissement de l'OTAN (11). »

Une tension existe bien entre ceux des experts diplomatiques qui mettent l'accent sur le danger russe et ceux qui souligneraient plutôt l'existence d'une menace chinoise, mais ces deux groupes se retrouvent pour mettre en garde contre la coopération militaire qui se noue entre Moscou et Pékin. En juillet dernier, plusieurs parlementaires américains ont signé une proposition de loi qui suspendrait l'aide des Etats-Unis à la Russie au cas où Moscou persisterait dans son projet de vendre des missiles SS-N-22 à la Chine.

S'il se généralisait à Washington, un tel climat de défiance à l'encontre des « concurrents de puissance comparable » transformerait la donne internationale. Les progrès du dialogue entre l'OTAN et la Russie seraient remis en question, au risque de ranimer des foyers de tension tout au long de la périphérie de l'ex-Union soviétique. En Asie, la dégradation des rapports sino-américains provoquerait un durcissement de la position chinoise sur Taïwan et sur les questions de la mer de Chine. Le risque d'une nouvelle guerre froide et de l'apparition de plusieurs points de friction internationaux ne pourrait plus être écarté.

Pour le moment, cette analyse n'est pas partagée par les dirigeants américains. Les « régimes parias », et non la menace éventuelle posée par la Russie ou la Chine, les préoccupent réellement. En dépit de différends sur les questions de transfert de technologie militaire, notamment vers l'Iran, l'administration Clinton continue de cultiver des relations cordiales avec ces deux pays. Elle a cherché à rassurer Moscou, inquiet de l'élargissement de l'OTAN, en facilitant la signature d'un partenariat entre la Russie et l'Alliance. Avec Pékin, Washington a mis une sourdine aux critiques concernant les droits de l'homme. Là, les intérêts économiques ont joué : la Chine est l'un des principaux partenaires commerciaux des Etats-Unis et les firmes américaines entrevoient tous les avantages du marché gigantesque qui se développe.

Cependant, le discours sur les « concurrents de puissance comparable » a cessé d'être marginal et il commence à influencer les stratèges du Pentagone. Beaucoup dépendra de l'état des rapports sino-américains et russo-américains. L'éruption d'une crise impliquant à la fois Washington et Moscou ou Pékin provoquerait presque certainement une remise en cause des anciens postulats stratégiques. Et un durcissement de la politique étrangère américaine.

MICHAEL T. KLARE.

 

(1) Lire Michael Klare, Rogue States and Nuclear Outlaws : America's Search for a New Foreign Policy, Hill and Wang, New York, 1995.

(2) Cf. Nur Dolay, « Grandes manoeuvres politiques dans le Caucase », Le Monde diplomatique, juillet 1995, et Vicken Cheterian, « Grand jeu pétrolier en Transcaucasie », Le Monde diplomatique, octobre 1997.

(3) Comme le prouve l'article de Michael Gordon, « Military Services Propose Slashes in Existing Forces », paru le 12 mai 1990 dans le New York Times.

(4) Déclaration devant la commission des affaires étrangères de la Chambre des représentants, Washington, 19 mars 1991.

(5) Cf. US Department of Defense, Bottom-Up Review : Force Structure Excerpts, Washington, 1er septembre 1993. Lire aussi Michael Gordon, « Military Plan Would Cut Forces But Have Them Ready for Two Wars », The New York Times, 2 septembre 1993 .

(6) US Department of Defense, Report of the Quadriennial Defense Review, Washington, mai 1997.

(7) Cf. « Congress Pursues Balanced Budget », Aviation Week and Space Technology, 17 février 1997.

(8) Sur les Etats-Unis et la mer Caspienne, lire Hugh Pope, « Great Game II : Oil Companies Rush into the Caucasus to Tap the Caspian », The Wall Street Journal, 25 avril 1997. Sur la Chine et la mer de Chine, lire Samuel Kim, « China as a Great Power », Current History, septembre 1997.

(9) Institute for National Security Studies, National Defense University, 1997 Strategic Assessment, Washington, DC, 1997, p. 233.

(10) Général Patrick Hughes, « A DIA Global Security Assessment », Defense Issues, 6 février 1997. Texte accessible sur le site Internet http://www.defenselink.mil/ à la date du 2 septembre 1997.

(11) Caspar Weinberger et Peter Schweizer, « Russia's Oil Grab », The New York Times, 9 mai 1997.