Le Monde diplomatique
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> FÉVRIER 1998     > Pages 4 et 5

 

DU MAINTIEN DE L'ORDRE AUX GUERRES DE HAUTE TECHNOLOGIE

Les Américains préparent les armes du XXIe siècle

UNE plate-forme spatiale composée d'un drone lanceur de systèmes d'armes, d'un avion hypersonique d'attaque, de missiles de croisières et de véhicules destinés à lancer ou à réparer des satellites, voire à intervenir contre des bases ennemies dans l'espace... Science-fiction ? Non ! ce projet fait partie du programme d'armement des Etats-Unis. Leur but : rester la seule superpuissance et pouvoir remporter, sans pertes, deux conflits simultanés comparables à la guerre du Golfe. Il leur faut se préparer à des guerres dans lesquelles le soldat se confondra avec le civil, l'émeute avec l'insurrection.

Par MAURICE NAJMAN
Journaliste, Paris.


L'ordre mondial fondé sur l'affrontement des deux superpuissances, détentrices de l'arme atomique, n'est plus. L'utopie d'un « nouvel ordre mondial » s'est transformée en cauchemar. Le désordre règne partout. La guerre semble reprendre ses droits.

Aux sanglantes montées de fièvre ethniques, religieuses ou nationalistes s'ajoutent des menaces de types nouveaux : développement de zones « grises » où le droit international (comme celui des Etats) n'a plus cours, renforcement des coopérations entre organisations criminelles transnationales (mafias de la drogue, criminalité financière...), terrorisme nucléaire, menaces biologiques et chimiques, etc.

Les militaires sont confrontés à « un fait nouveau majeur : la montée croissante de l'incertitude », écrit M. Paul-Yvan de Saint-Germain, directeur du Centre de recherches et d'études sur les stratégies et les technologies (Crest) (1). Incertitude technique, d'abord, tant il est difficile de discerner les implications à moyen et long terme de l'explosion des technologies de l'information et de l' « émergence d'une infosphère » dont M. de Saint-Germain souligne = incertitude supplémentaire = qu'elles sont « pilotées par le marché civil ». Incertitude géopolitique, ensuite. Les conflits traditionnels entre Etats font place à des affrontements intra-étatiques : l'ex-URSS se balkanise, l'ex-Yougoslavie s'est fragmentée, le Rwanda, le Burundi, l'Afghanistan, la Somalie, le Liberia ont implosé. En Amérique latine ou en Asie, les anciennes zones de guérilla sont devenues les places fortes de divers trafics. Les armées privées se multiplient, souvent aussi puissamment organisées et équipées que les armées officielles. La mobilité transnationale instantanée des flux de capitaux comme d'informations pose de délicats problèmes de sécurité.

La guerre de l'information pénètre l'économie et la culture, et les réseaux informatiques sont chaque jour attaqués par des « pirates » au service de grandes entreprises ou d'Etats. La menace d'un Pearl Harbour électronique est prise au sérieux par la Maison Blanche et le Pentagone. « Les scénarios sont à la fois inconnus et nombreux », s'inquiètent les militaires, qui doivent désormais apprendre à travailler dans le flou (2).

Face à ces dangers, les doctrines façonnées pour les conflits d'hier perdent l'essentiel de leur pertinence. Désormais, ce qui compte avant tout, c'est de neutraliser l'adversaire, de le rendre sourd et aveugle. Il s'agit plus de maîtriser des situations que de régler (par les armes) des conflits et, a fortiori, de faire vraiment la guerre. Celle-ci se gagne avant même que soit lancé le premier missile.

La guerre classique, celle qui tue car elle met vraiment les adversaires face à face, n'est bien sûr pas éliminée. Ainsi, le Pentagone s'inspire-t-il désormais du document intitulé Bottom up Review, qui prévoit que la puissance militaire américaine soit prête à mener simultanément deux conflits régionaux d'une dimension comparable à la guerre de Golfe (3). En même temps, les Etats-Unis se réservent toujours la possibilité de déclencher, si nécessaire, une « première frappe » nucléaire, même si le président William Clinton a officiellement renoncé, à la fin 1997, à l'idée de « gagner » une guerre atomique majeure. Il importe donc de garantir la capacité des forces armées américaines à mener de front ces conflits « à l'ancienne ». Plus généralement, Washington entend pouvoir mener à bien des missions de maintien de l'ordre partout où, sur la planète, la remise en cause de celui-ci porterait sérieusement atteinte à ses intérêts.

« Après la disparition de l'URSS, écrit le Livre blanc sur la défense, édité en 1994 par le ministère français en charge de ce secteur, même si la diminution du poids relatif de la puissance américaine paraît devoir se poursuivre, les Américains s'attachent avec vigueur à renforcer les fondements intérieurs de leur sécurité (...). Entre le rêve du leadership d'un nouvel ordre mondial et la tentation du repli sur soi, il semble qu'il y ait place pour la définition d'une politique de grande puissance, sélectionnant ses intérêts stratégiques et par conséquent les zones dans lesquelles ils se situent ainsi que les moyens de leur défense en cas de menace (...). La capacité à maîtriser la vitesse, notamment dans l'informatique et les espaces immatériels, est devenue primordiale. Le développement considérable des moyens nationaux du renseignement et leur orientation vers des risques nouveaux confèrent aux Etats-Unis une forme de leadership des pays industrialisés. Ces choix dessinent une stratégie qui ne permet pas systématiquement d'éviter les affrontements violents et la gestion du combat, mais qui favorise la sélection des engagements, l'économie en vies humaines et une gestion plus souple des conflits qu'il faut justifier à une opinion et à des responsables politiques de plus en plus informés (4) ... »

Eloigner l'homme du champ de bataille

L'AVANCE prise par les Etats-Unis est évidente. A peine le mur de Berlin tombé et les derniers soldats de l'opération « Tempête du désert » rentrés au pays, les think tanks et leurs milliers de chercheurs, les universités, les laboratoires, les intellectuels « organiques » du Pentagone se sont mis au travail. Et les états-majors ont ainsi accouché de la revolution in the military affairs (RMA). Le terme révolution n'est pas excessif : il s'agit bien d'une réélaboration globale qui commence à déboucher sur de nouveaux concepts stratégiques et opérationnels, des organisations et des programmes de recherche-développement très concrets (nouvelles armes, nouvelles technologies de communication, etc.) déjà en phase d'expérimentation. Car chaque branche des forces armées adapte le concept à sa raison d'être : Force XXI pour l'armée de terre, à Nueva Vista pour l'aviation, See Dragon pour les marines, etc.

Dans le contexte, c'est la notion même de victoire qui change : l'objectif est moins de mettre l'adversaire « à genoux » au terme d'un affrontement que de le « prévenir », de le « précéder », donc de connaître à l'avance ses intentions et ses possibilités. La révolution technologique militaire permet, par les progrès incroyables de la miniaturisation d'équipements électroniques de plus en plus « intelligents », l'adéquation des buts et des moyens.

D'où les caractéristiques des forces armées futures, telles qu'elles se dégagent des documents officiels américains, mais aussi de certains textes français, comme l'étude réalisée par le général Alain Baer : « Omniprésence du renseignement, besoins croissants en matière de mobilité et de projection rapide des forces, versatilité et flexibilité de l'architecture des équipements et des systèmes d'armes, modularité, souplesse et adaptabilité des unités, interopérabilité et coordination croissante de toutes les forces (terrestres, aériennes, maritimes), importance nouvelle de la »bataille de l'information« et de la »manoeuvre médiatique« , couplage des décisions et des actions politiques, diplomatiques et militaires, omniprésence de la simulation  (5) ... »

Pour y parvenir, les états-majors travaillent à la mise en oeuvre de nouveaux types d'armes, ou plutôt de « systèmes » et d'« architectures » d'armes (voir l'article ci-dessous). Aux missiles « intelligents » (dirigés par lasers) capables de frappes « localisées » de grande profondeur, aux satellites capables de détecter des cibles avec une résolution de 2 mètres, aux systèmes électroniques d'information et de communication de plus en plus performants, aux extraordinaires moyens de digitalisation et de simulation du champ de bataille, s'ajoutent les armes non létales = c'est-à-dire destinées à paralyser les équipements et les hommes sans pour autant les tuer.

La guerre de demain tendra essentiellement à éloigner l'homme du champ de bataille. Absorbé dans l'interface homme-machine, le soldat mènera avant tout une guerre de l'information. Les premiers « guerriers de l'information » (les I-warriors) sont actuellement formés à l'Université de la défense nationale à Washington.

Le concept de « zéro mort »

C'EST d'abord la fantastique rapidité avec laquelle s'accroît la capacité à rassembler, traiter, classer et disséminer l'information vers des cibles de plus en plus nombreuses dans un rayon géographique de plus en plus large et à des vitesses difficilement imaginables qui détermine cette révolution militaire. Ces capacités étant réversibles, elles peuvent simultanément priver l'adversaire de l'information dont il a besoin. « Ainsi, l'élément déterminant du succès dans les conflits du futur pourrait de plus en plus résider dans la faculté de créer et d'accroître le »décalage d'information« entre amis et ennemis », écrit Andrew Krepinevich, directeur du Centre d'évaluation stratégique et budgétaire du Pentagone, un des théoriciens de la RMA (6). A quoi s'ajoutent les progrès majeurs concernant la portée, la précision et la létalité des munitions et armes conventionnelles.

D'une façon générale, écrit M. Paul-Yvan de Saint-Germain, pour les Américains, « l'ensemble du théâtre d'opérations doit être conçu comme un unique système intégré, innervé par des réseaux d'information de toutes sortes, y compris des réseaux commerciaux et le téléphone public, et assurant diverses fonctions (observation, feux, logistique...) qui, bien qu'étant différentes, ne peuvent plus être considérées isolément les unes des autres ou réalisées de manière séquentielle  (7) ». L'information est alors à la fois et simultanément un « moyen au service de toutes les forces », un « milieu », un « environnement » (l'infosphère qui déborde largement la sphère militaire) et un « enjeu ». La guerre de demain sera donc avant tout une guerre grâce, dans, et pour l'information.

Concept central de la RMA, l' information warfare = la guerre de l'information = se déploie ainsi tous azimuts. Elle est guerre pour l'obtention, l'analyse et la diffusion de l'information. Mais elle est surtout guerre électronique, offensive et défensive : elle consiste en effet à « attaquer » les circuits électroniques de l'adversaire pour les brouiller, les détruire ou en transformer le contenu, à l'aide de « virus », de « bombes logiques » et autres « vers » ; elle vise aussi à sécuriser ses propres logiciels contre les intrusions ennemies. Les pirates informatiques en sont les nouveaux mercenaires.

La guerre de l'information, c'est aussi la « manoeuvre médiatique » : la manipulation programmée des médias, télévisuels en premier lieu. Si les responsables américains ont rapidement pris conscience de l'effet CNN, c'est que leur opinion publique n'est pas disposée à voir ses enfants mourir sur des théâtres d'opération lointains dont elle ne comprend pas les enjeux. D'où cette nouvelle philosophie de la guerre : le « zéro mort ».

Cette volonté de « vaincre sans tuer » se manifeste dans l'adoption par le Pentagone d'une directive sur la politique des armes non létales. Les armes électroniques sont par nature non létales et leur utilisation est désormais généralisée à tous les systèmes d'armes (les composants électroniques comptent pour au moins 40 % dans les armes actuellement déployées). Mais la non-létalité concerne en particulier les conflits autres que la guerre. C'est d'ailleurs le département des conflits de basse intensité et des opérations spéciales du ministère américain de la défense qui a été chargé de la rédaction de cette directive. Dans ces conflits où le soldat se confond avec le civil, l'émeute avec l'insurrection, il ne s'agit pas tant de gagner que de s'interposer, de gérer des crises et de tenter d'en sortir en évitant l'affrontement armé direct, c'est-à-dire en organisant d'emblée la désescalade. Une mission de maintien de l'ordre en définitive. Pour freiner, voire empêcher la montée aux extrêmes, la panoplie des armes non létales = dont plusieurs semblent sorties d'une bande dessinée futuriste des années 50 (filets électriques, mousses collantes, encres indélébiles, projectiles qui rendent malade...) = doit s'intercaler entre la matraque du gendarme et la mitraillette du soldat.

Ces armes incapacitantes et paralysantes utilisent toutes les possibilités techniques offertes par les lasers, la maîtrise des ondes acoustiques, électromagnétiques, la psychologie, les nouveaux matériaux capables de « coller », de « geler » les individus et les matériels, de façon à les empêcher d'agir.

Outre les individus, les équipements (chars, transports de troupes, etc.) et les infrastructures (routes, aéroports, etc.) sont aussi les cibles de ces armes non létales dont les pionniers, comme le colonel John Alexander, l'ancien patron des bérets verts de la guerre du Vietnam, offrent une bizarre collection d'adeptes d'une variante militaire du New Age  : diplômés en neurolinguistique, enthousiastes de parapsychologie et partisans de l'existence de vies extraterrestres.

Avec le développement de ces armes non létales, les forces armées des Etats-Unis = et avant tout le Marine Corps = se préparent à mener des opérations qui, sous certains aspects, seront plus de caractère policier que véritablement militaires. Dans la doctrine américaine, l'ennemi extérieur et l'ennemi intérieur tendent à se confondre. Dans les académies de l'armée de terre, on dissèque l'intervention de la garde nationale et de certaines unités militaires lors des émeutes des ghettos de Los Angeles comme celle de l'armée brésilienne dans les favelas de Rio. Et c'est le « patron » du Centre d'urgence du shérif de Los Angeles qui entraîna les marines au maniement des armes non létales avant leur débarquement en Somalie. Pour Washington, le maintien de l'ordre est désormais un continuum : local, international et national. L'armée se « gendarmise ». N'est-ce pas un comité conjoint des ministères de la justice et de la défense qui dirige le programme des armes non létales ? Cette tendance, il faut le dire, est ouvertement combattue par un courant (minoritaire) de l'establishment militaire aux Etats-Unis et par une majorité de ses homologues français.

Même la vraie guerre, si on ne parvient pas à en empêcher le déclenchement, devra rester une guerre à distance. Les frappes mortelles représenteront une sorte de dernier recours et viseront les points sensibles de l'adversaire. Si la crise dégénère en conflit, la frappe précise et mesurée de ses points stratégiques suffira, pensent les futurologues militaires, à convaincre l'ennemi. De telles frappes seront « foudroyantes » et « chirurgicales », mais on a vu ce que cela signifiait durant la guerre contre l'Irak, qui a fait des dizaines de milliers de victimes. Il est vrai que le concept de « zéro mort » concerne avant tout « nos » soldats !

La RMA n'est pas sans soulever quelques questions fondamentales. Selon ses concepteurs, la guerre est devenue une sorte de gigantesque opération d'assaut multidimensionnelle et son champ une prise d'otages généralisée. Informationnelles pour l'essentiel, les nouvelles technologies doivent permettre de dégager les combattants (du fantassin au commandant) du traditionnel « brouillard de la guerre » que multiplie de nos jours la confusion de la menace.

Or le front, au sens classique du terme, n'existe plus. Il est mouvant et diffus. Il impose l'usage d'unités conçues comme des modules qui se déplacent au coeur même de l'environnement adverse pour préparer et lancer des opérations « commandos », et ont donc besoin en permanence = et en temps réel = de toutes les informations disponibles pour se défendre et attaquer. Mais ce flot ininterrompu d'informations ne risque-t-il pas de rendre la décision de plus en plus difficile et, au contraire de l'effet de transparence recherché, d'approfondir le « brouillard » ? Redondances et incohérences renforcent les besoins de validation et de recoupement. Le risque est de voir les « signaux faibles » (ceux qui comptent) disparaître dans un « bruit de fond croissant ». Il sera de plus en plus difficile à l'analyste, même aidé des futurs agents informatiques intelligents, de traiter un volume démesuré d'informations en un temps aussi proche que possible du réel. C'est en tout cas ce qui ressortirait des premières « manoeuvres digitales », menées à l'automne 1997 à Fort Irwinn.

Certains chercheurs mettent en cause le « millénarisme technologique » qui sous-tendrait la RMA. D'autres se demandent quel pourrait être l'intérêt de cette guerre de haute technologie face aux armées restées à l'âge « agraire » ou ayant tout juste atteint l'âge « industriel » des pays en voie de développement. Pour certains militaires, on ne doit pas leurrer le public : la guerre est incompatible avec la promesse de « zéro mort ». Cette illusion pose même une question plus fondamentale : quel serait ce pays dont les valeurs ne mériteraient pas qu'on risque sa vie pour elles ?

Pour leur part, les officiers européens remarquent que les Etats-Unis sont toujours tendus vers un objectif de domination mondiale et que la RMA n'échappe pas à la règle. Les textes américains, d'ailleurs, ne s'en cachent pas : il y est question d' information dominance  ; il s'agit de « prévaloir » et de « maintenir l'avantage »...

Ce qui, évidemment, ne va pas sans poser de problèmes à des alliés qui sont aussi des concurrents. Les récents conflits internes aux forces internationales en Bosnie, autour de la gestion quelque peu discriminatoire du parapluie électronique par les Etats-Unis, ont montré l'acuité de l'affrontement. De là à considérer, comme le disent certains Européens, que, pour les Etats-Unis, la guerre est devenue une guerre à distance dont les vrais combattants = la « piétaille » = seraient fournis par les alliés, français entre autres...

MAURICE NAJMAN.

 

(1) Paul-Yvan de Saint-Germain, « La prospective de défense », Perspectives stratégiques, Journal de la Fondation pour les études de défense, no 33, décembre 1997, Paris.

(2) Livre blanc sur la défense, ministère de la défense, 1994, diffusé par le Service d'information et de relations publiques des armées, Paris.

(3) Lire Paul-Marie de La Gorce, « Intransigeance américaine dans le Golfe », Le Monde diplomatique, mai 1997, et Michael Klare, « La nouvelle stratégie militaire des Etats-Unis », Le Monde diplomatique, novembre 1997.

(4) Livre blanc sur la défense, op. cit.

(5) Général Alain Baer, « Réflexions sur la nature des futurs systèmes de défense », Cahiers du Centre de recherches et d'études sur les stratégies et les technologies (Crest), no 12, novembre 1993, Ecole polytechnique, Palaiseau.

(6) Stratégique, Paris, no 65, janvier 1997.

(7) Paul-Yvan de Saint-Germain, op. cit.

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