Le Monde diplomatique
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> SEPTEMBRE 2000     > Pages 6 et 7

 

DEBATS STRATEGIQUES ET SCENARIOS DE CONFLITS

Washington mise sur le bouclier antimissile

Critiqué pour sa gestion de la catastrophe du sous-marin nucléaire Koursk, le président russe Vladimir Poutine devrait accélérer la réforme de l'armée et privilégier les armes conventionnelles au détriment du nucléaire (lire, ci-dessous, l'article de Vicken Cheterian). Mais l'avenir des relations stratégiques mondiales dépendra avant tout de la décision américaine de mettre en place un bouclier antimissile. Malgré l'opposition de ses alliés, Washington y voit une arme maîtresse pour confirmer sa suprématie.

Par PAUL-MARIE DE LA GORCE
Journaliste, auteur du Dernier Empire, Grasset, Paris, 1996.


« La question n'est plus de savoir si un programme antimissile sera lancé : il le sera à coup sûr. » Ainsi s'exprime l'un des spécialistes les plus importants des programmes de missiles antimissiles, conseiller à la Maison Blanche jusqu'en 1996 et devenu chercheur au Brookings Institute de Washington, M. Ivo Daalder (1). Sur le projet de National Missile Defense (NMD), les débats, pourtant, n'ont pas cessé depuis l'échec du troisième essai d'interception d'un missile, le 7 juillet 2000. Mais les décisions ultimes, même si elles ne sont prises que par le prochain président des Etats-Unis, s'inscriront, de toute façon, dans le cadre de la stratégie militaire américaine telle qu'elle vient d'être définie.

Le débat stratégique aux Etats-Unis, entamé dès la fin de la guerre froide et placé sous le signe de la « révolution dans les affaires militaires », marque un tournant majeur des théories américaines sur les conflits futurs (2). Cette évolution trouve son origine dans la recherche de concepts opérationnels dérivés des nouvelles technologies. Ceux-ci concernent notamment l'« acquisition » des objectifs, la précision à très grande distance, l'information permanente sur les forces en présence et les cibles éventuelles. Le concept central qui a fini par prévaloir est celui de « contrôle stratégique ».

Il s'agit de créer les conditions nécessaires non pour occuper un territoire, mais pour examiner la situation de l'adversaire, réduire sa puissance par la destruction de ses capacités militaires, industrielles et politiques, voire l'annihiler, obtenir ainsi son recul ou sa capitulation. Dès lors, l'action terrestre se limite soit aux seuls objectifs choisis par le gouvernement américain, ou à ceux qu'appellerait le règlement politique recherché par Washington, ou encore à ceux qu'exigerait le contexte international.

Le « contrôle stratégique » s'applique, en principe, à tous les types de conflit. Il doit simplement tenir compte des situations locales et régionales, de la nature de l'adversaire, c'est-à-dire de la superficie du pays, de sa population, de ses ressources, mais plus encore de la nature de son régime et des moyens indispensables pour renverser celui-ci, le neutraliser ou l'isoler. C'est ce contexte qui a été mis en oeuvre durant les guerres du Golfe, de Bosnie et du Kosovo, avec les résultats espérés.

Les experts reconnaissent, pourtant, les erreurs de tirs et les imprécisions lors des opérations contre l'Irak, l'échec des frappes dirigées au Kosovo contre l'armée de Belgrade et les incertitudes sur les objectifs choisis en Serbie et au Monténégro. Mais ils font remarquer que les progrès dans l'efficacité des tirs paraissent indiscutables, si l'on compare la guerre du Kosovo à celle du Golfe, et ne doutent pas que d'autres puissent être obtenus dans un conflit futur. Pour eux, le monde est entré dans une phase nouvelle de l'histoire des guerres. Il paraît donc normal que le concept essentiel de « contrôle stratégique » s'applique progressivement et empiriquement, mais avec déjà assez d'efficacité pour que les Etats-Unis atteignent pour l'essentiel leurs objectifs politiques, au prix de pertes presque insignifiantes.

L'instrument par excellence du « contrôle stratégique » est la puissance aérospatiale. Elle permet à la fois d'avoir en permanence sous les yeux la situation de l'adversaire - de ses moyens économiques aussi bien que de ses capacités militaires -, de surveiller son comportement et ses activités, d'analyser continûment les informations obtenues, d'en déduire les objectifs à détruire suivant des priorités fixées à l'avance, de définir les missions qui en résultent et de les exécuter.

En Irak, les Etats-Unis menèrent une offensive aérienne de quarante-trois jours, suivie de quatre jours seulement d'opérations terrestres. En Bosnie, ils se donnèrent environ trois cents cibles, qu'ils atteignirent en ne perdant que deux avions et deux soldats, les alliés des Etats-Unis se chargeant des opérations terrestres. Au Kosovo, il fallut soixante-dix-huit jours d'une campagne aérienne qui ne fut pleinement efficace que contre des objectifs civils situés en Serbie, au Monténégro et à l'intérieur même du Kosovo - mais les Etats-Unis n'enregistrèrent aucun tué, et leurs pertes matérielles se limitèrent à un avion F 117 et à une quinzaine de drones, du moins si l'on se fie aux chiffres du Pentagone.

Tel est le contexte du débat sur le National Missile Defense. Certes, ce dernier s'inscrit dans une filiation déjà très longue. Des projets Bambi, Sentinel et Safeguard, jusqu'à l'Initiative de défense stratégique du président Ronald Reagan - qui prévoyait le déploiement dans l'espace d'un système antimissile efficace contre les missiles adverses dans la partie haute de leur trajectoire -, les Etats-Unis ont cherché à défendre leur territoire contre les frappes éventuelles d'un adversaire, tout en restant capables de frapper le territoire de ce dernier. Ainsi auraient-ils pu s'assurer une suprématie militaire absolue, et sortir de la « parité nucléaire » qui avait jusque-là garanti la paix entre les deux superpuissances.

Rien d'étonnant, par conséquent, si les autres pays dotés de l'arme atomique sont inquiets. Face au NMD, comme aux projets précédents, ils invoquent le risque d'une relance générale de la course au nombre de missiles, car les arsenaux d'armes nucléaires stratégiques auraient perdu leur crédibilité devant toute puissance qui se serait dotée, comme les Etats-Unis, d'un système antimissile.

C'est pourquoi, dès que fut lancé le projet de système spatial antimissile du président Reagan, toutes les puissances nucléaires tentèrent de le mettre en échec. Du côté français, les efforts portèrent sur la recherche de l'imprévisibilité des trajectoires des missiles et sur la furtivité que leur donnerait une trajectoire à basse altitude. Les Soviétiques, à la tête d'un arsenal considérable, songèrent à la solution la plus simple : la saturation du système américain par le nombre de missiles lancés simultanément.

Une supériorité absolue

Aujourd'hui, la question concerne principalement la Chine, qui, jusqu'ici, se contente d'une force nucléaire stratégique minimale, estimée à quelque 60 missiles à tête nucléaire et à longue portée. Aux termes de l'accord Start II qu'elle vient de ratifier, la Russie conserverait encore 3 000 armes nucléaires stratégiques : elle gardera donc de quoi saturer un futur système antimissile américain. En revanche, Pékin, pour maintenir la crédibilité de son arsenal nucléaire, devra accroître sensiblement celui-ci. De là une nouvelle compétition quantitative et qualitative qui impliquerait, par un engrenage prévisible, l'Inde, le Pakistan et l'ensemble des puissances nucléaires du continent eurasiatique.

De plus, les adversaires du projet de NMD avancent un argument convaincant : on ne peut pas frapper une puissance nucléaire sans être sûr que la riposte de celle-ci sera de même nature. Cette logique, qui régissait les rapports entre puissances nucléaires à l'époque du conflit Est-Ouest, vaudrait plus encore pour les « rogue States » dont Washington invoquait, jusque récemment, la menace. En admettant que ces « Etats voyous » puissent effectivement développer des missiles à longue portée et les doter, par exemple, de charges chimiques, la certitude d'une riposte nucléaire les en dissuaderait radicalement. Le mécanisme de la dissuasion conserve sa formidable efficacité, vérifiée au cours des décennies de paix entre les rivaux de la guerre froide.

A cette conception classique de la dissuasion s'oppose désormais, aux Etats-Unis, une vision différente. Ela borée d'abord au sein des états-majors et de quelques-uns des think tanks, elle reçut ensuite la caution de l'ancien président du comité des chefs d'états-majors lors de la guerre du Golfe, le général Colin Powell. Le candidat républicain, M. George W. Bush, l'a reprise à son compte dans une intervention au National Press Club de Washington, le 23 mai 2000, avec, à son côté, le général Powell...

Cette stratégie se fonde sur la supériorité absolue acquise par les Etats-Unis dans tous les domaines de la défense. Ses partisans en déduisent que l'intérêt américain consiste à se détourner des idées de dissuasion mutuelle et de parité nucléaire propres à la période de la guerre froide. A leur avis, il faut aller aussi loin que possible dans la réduction des arsenaux nucléaires, voire offrir à la Russie de partager avec elle les capacités de défense antimissile dont les Etats-Unis veulent se doter. Car la Russie ne pourrait pas, disent-ils, attaquer les Etats-Unis, par crainte d'une riposte de même nature. Mais les Etats-Unis n'ont pas non plus intérêt à la frapper avec leurs moyens nucléaires qui, ajoutent-ils, pourraient être restreints, ne serait-ce qu'en raison de la moindre superficie de la Russie et de la disparition des cibles visées, naguère, dans les zones industrielles de Biélorussie et d'Ukraine et dans les régions pétrolières du Caucase.

Les orientations principales de l'effort militaire américain pourraient être ainsi révisées et la priorité donnée à la puissance aérospatiale - dont on a vu qu'elle est l'instrument essentiel du « contrôle stratégique ». Du même coup, les partisans du NMD y voient un argument supplémentaire et capital pour défendre le sol américain au moyen d'un système antimissile qui en garantisse l'invulnérabilité. Certes, celui-ci peut se répartir sur mer, à bord de navires de surface ou de sous-marins lance-missiles, ou encore sur des bases aériennes ailleurs dans le monde, mais il ne s'agit là que de relais : la profondeur stratégique nécessaire à cette puissance aérospatiale n'existe, disent-ils, qu'aux Etats-Unis mêmes.

De là, le projet actuel, qui porte sur une centaine de missiles antimissiles dont les bases de lancement se trouveraient en Alaska et dans le Dakota du Nord. De la même façon, un système antimissile « de théâtre » (3) pourrait défendre les zones vitales des alliés des Etats-Unis, les régions vulnérables en cas de conflit et, naturellement, les positions aériennes et navales américaines à l'extérieur.

Cette conception s'appuie aussi sur une vision nouvelle du contexte stratégique international, selon laquelle l'Asie constitue le centre des préoccupations stratégiques américaines. Les raisons de cet infléchissement ne manquent pas : montée en puissance de la Chine, volonté de l'Inde de compter désormais comme grande puissance, rivalité traditionnelle de cette dernière avec le Pakistan, nécessité pour le Japon d'assurer sa sécurité dans une partie du monde où le rapport des forces est en train de changer, instabilité de l'Asie russe, fragilité relative de plusieurs régimes du Sud-Est asiatique, aléas des rapports futurs entre les deux Corées...

C'est donc d'abord là que des systèmes antimissiles doivent assurer la protection des zones que les Etats-Unis jugent importantes face à des adversaires actuellement imprévisibles.

Priorité aux risques asiatiques

le projet de NMD n'a pas été remis en question par l'évolution des Etats longtemps désignés comme « rogue States ». La Corée du Nord, pourtant, a amorcé son rapprochement avec celle du Sud et, par l'entremise du président russe Vladimir Poutine, a proposé une négociation sur l'avenir de son propre programme de missiles balistiques. La Libye, quant à elle, a effectué son retour au premier plan de la scène africaine et, dans une certaine mesure, sur la scène internationale, avec son projet de réforme de l'Organisation de l'unité africaine (OUA) et d'union du continent africain. La commission des Nations unies pour le désarmement de l'Irak (Unscom) a reconnu la destruction de la quasi-totalité de ses missiles à longue portée. L'Iran, pour sa part, entretient des rapports normaux avec le Japon et les Etats d'Europe, et les forces politiques modérées s'efforcent d'y consolider leur pouvoir. Le projet de NMD s'inscrit donc dans une perspective beaucoup plus large que le combat contre les ex-« Etats voyous ».

Nombre de documents, facilement déchiffrables, le montrent. Le plus remarquable est celui dont, sous le titre Joint Vision 2020, une version a été publiée au début de juin 2000. Emanant directement du Pentagone et, plus précisément, du comité des chefs d'états-majors, il désigne clairement la Chine comme futur adversaire - mais, dans le texte public, elle n'est qualifiée que de « peer competitor » (compétiteur de même niveau).

Les scénarios de conflits étudiés au Pentagone et dans les états-majors portent presque tous sur le théâtre asiatique. L'Iran deviendra-t-elle une puissance agressive, avec une capacité nucléaire et un arsenal de missiles ? L'Inde et le Pakistan se livreront-ils une guerre nucléaire ? Le Pakistan et ses armes nucléaires tomberont-ils aux mains des talibans afghans ? Mais le plus significatif apparaît dans la position prise en faveur d'une priorité aux risques asiatiques par le général Anthony Zinni, considéré comme l'un des chefs militaires américains les plus remarquables, dans une intervention devant l'Army Science Board (4).

Quoi qu'il en soit, pour les tenants du NMD, les hésitations de l'administration Clinton ne comptent guère : le choix appartiendra de toute façon à la prochaine administration, et c'est sur elle qu'ils comptent. Certes, le projet de bouclier antimissile suscite bien des critiques. De nombreux rapports mettent, en particulier, en évidence ses aléas techniques, démontrés par l'échec de l'essai de juillet : ainsi celui remis au Pentagone par un groupe d'experts que dirigeait un ancien chef d'état-major de l'air, le général Larry Welch, ou encore celui du General Accounting Office, un organisme dépendant du Congrès américain, publié le 19 juin. Tous insistent sur la perméabilité de n'importe quel système antimissile, sur les possibilités pratiques de contourner celui-ci - en particulier à basse altitude - et de brouiller ses installations radars (5). Certains dénoncent le caractère aléatoire et douteux des programmes de missiles nord-coréens et même iraniens (6). Mais les partisans du système antimissile disposent d'un atout maître : leur volonté d'inscrire le NMD dans le cadre d'une stratégie nouvelle qui est déjà profondément enracinée dans les milieux dirigeants américains (7).

PAUL-MARIE DE LA GORCE.

 

(1) Interview au Figaro, 3-4 juin 2000.

(2) Lire Maurice Najman, « Les Américains préparent les armes du XXe siècle », Le Monde diplomatique, janvier 1998.

(3) Les armes « de théâtre » sont celles qu'on emploie sur le terrain de bataille lui-même.

(4) Thomas E. Rick, « Changing Winds of US Defense and Strategy », Washington Post, 27 juillet 2000.

(5) Roberto Suro et Thomas E. Ricks, Washington Post, 19 juin 2000.

(6) Elaine Sciolino et Steven Lee Myers, New York Times, juillet 2000.

(7) L'étude la plus complète du projet de NMD, en langue française, est celle de Michel Wantelet et Aris Roubes, National Missile Defense, éditée par le GRIP (Bruxelles). Cf. aussi, en anglais, Dean A. Wilkening : Ballistic Missile Defense and Strategic Stability, Adelphi Papers n° 334, International Institute for Strategic Studies, Londres, mai 2000 ; Stephen W. Young, Pushing the Limits, The Decision on National Missile Defense, Council for a livable world education fund.