Le Monde diplomatique
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> JUILLET 2001     > Page 6

 

LA TENTATION UNILATÉRALE DES ÉTATS-UNIS

Les trois piliers stratégiques de Washington

Avec George W. Bush, on assiste à un basculement des doctrines stratégiques américaines. La priorité sera désormais donnée au développement et au déploiement de forces « high-tech » flexibles, capables d'intervenir partout dans le monde, et à la course technologique. Le but : assurer la primauté permanente des forces armées américaines.

Par MICHAEL T. KLARE
Professeur à l'université Hampshire, Massachusetts, auteur de Resource Wars : the New Landscape of Global Conflict, Metropolitan Books, New York, 2001.


Peu après son élection en 2000, M. George W. Bush a demandé à son secrétaire à la défense, M. Donald Rumsfeld, de « défier le statu quo au sein du Pentagone » et de mettre au point « la stratégie de guerre [américaine] du XXIe siècle (1) » dont les grandes lignes sont déjà apparentes, même si les détails ne sont pas encore connus.

La nouvelle architecture de défense américaine reposera sur trois piliers. D'abord, l'américano-centrisme, c'est-à-dire une doctrine d'utilisation des forces maximisant les intérêts nationaux, y compris dans les opérations conjointes avec les alliés. Ensuite, l'emprise mondiale, ou la capacité de projeter des forces partout, à tout moment et en toute circonstance. Enfin, la suprématie perpétuelle, autrement dit le recours à la science, à la technologie et aux ressources économiques pour assurer la supériorité permanente des forces armées américaines.

Ces idées, bien sûr, ne sont pas entièrement nouvelles. D'autres administrations ont également privilégié l'un ou l'autre pilier. Mais ceux-ci n'avaient jamais été articulés avec autant de cohérence et de ferveur. Au point que l'on assiste à un basculement dans la pensée stratégique des Etats-Unis.

Comme partout ailleurs, la doctrine militaire américaine a toujours fait en sorte que l'emploi des forces armées à l'étranger obéisse aux intérêts de sécurité fondamentaux du pays. Mais les objectifs stratégiques se prétendaient aussi plus nobles. Ils mettaient l'accent, par exemple, sur la défense de la démocratie, la lutte contre le totalitarisme et la préservation de la paix. Si elles n'ont pas entièrement disparu sous le président George W. Bush, ces finalités sont désormais strictement subordonnées à la poursuite des intérêts nationaux.

Considérant qu'ils ne sont plus confrontés à une menace globale, les dirigeants actuels estiment qu'ils n'ont plus de raison impérieuse de soumettre l'intérêt national à un quelconque projet de défense collectif. « L'Amérique doit être présente dans le monde, affirmait M. Bush en 1999, mais cela ne veut pas dire que nos forces armées soient la réponse à toutes les situations difficiles en politique étrangère. » Selon lui, le recours à la force ne se justifie que par les « intérêts nationaux permanents (2)  ». En d'autres termes, tout engagement des Etats-Unis doit servir leurs objectifs-clés : garantir les flux pétroliers du golfe Arabo-Persique, assurer la sécurité d'Israël et de Taïwan, réprimer le trafic de stupéfiants en Amérique latine, etc.

Comportements imprévisibles

La priorité donnée à ces seuls intérêts nationaux redéfinit la participation américaine aux opérations multilatérales de maintien de la paix, que M. Bush considère secondaires : « Le surdéploiement [de nos forces armées] dans des opérations [de maintien de la paix] a créé un problème sévère pour le moral des troupes (3).  » En réalité, c'est moins le moral des troupes et davantage le fait que ces opérations ne semblent pas faire avancer « les intérêts nationaux permanents » qui préoccupe M. Bush.

Le vice-président, M. Dick Cheney, avait lui aussi affirmé en août 2000, pendant la campagne : « Le problème est de définir nos intérêts stratégiques, ceux qui méritent la mobilisation de ressources et l'éventuelle perte de vies américaines(4).  » A l'évidence, de nombreuses opérations de maintien de la paix engagées par M. Clinton n'entrent pas dans cette définition. Ainsi, les Etats-Unis sont-ils en train de remettre en question leur participation à la force multinationale en Bosnie.

Une vision similaire sous-tend la position de l'administration au sujet des armes antimissiles (le projet d'un système antibalistique dit National missile defense, NMD). Si le président a maintes fois suggéré que le déploiement d'un tel système bénéficierait non seulement aux Etats-Unis mais aussi à leurs alliés, une autre logique est manifestement à l'oeuvre. M. Bush l'a lui-même indiqué quand il affirmait : « La protection de l'Amérique sera une priorité plus grande au siècle à venir », ce qui implique, selon lui, le déploiement « dès que possible » du système NMD (5). A en croire le discours politique, celui-ci serait censé protéger le territoire national contre des « Etats-voyous », c'est-à-dire contre des pays aux dirigeants irrationnels et dotés de missiles balistiques, comme la Corée du Nord ou l'Iran. Il s'agirait simplement d'une réaction prudente et défensive des Etats-Unis face au comportement imprévisible des autres.

Or une lecture attentive des déclarations officielles fait apparaître le programme NMD comme une pièce maîtresse dans une stratégie active et offensive. En neutralisant les missiles ennemis, sa mise en place permettrait à un futur président américain, libéré de la contrainte de la dissuasion, d'attaquer des « Etats-voyous » sans risquer les représailles de missiles balistiques dotés de têtes nucléaires ou autres.

Cela n'est pas dit clairement, ni explicitement, mais ressort en particulier des déclarations de M. Rumsfeld. D'après lui, les Etats-Unis n'auraient peut-être pas lancé l'opération « Tempête du désert », en 1991 contre l'Irak, s'ils avaient su que M. Saddam Hussein possédait des missiles intercontinentaux armés de têtes nucléaires. « Si nous ne déployons pas des moyens antimissiles, le risque est grand que nous soyons amenés à changer notre comportement et à mal servir nos intérêts dans un éventuel affrontement avec un Etat-voyou armé de missiles (6).  »

A cet américano-centrisme s'ajoute la volonté d'accroître les capacités d'intervention des Etats-Unis dans le monde. Leur stratégie a toujours privilégié une capacité globale de projection des forces. Les militaires américains concevaient la guerre froide comme une lutte globale nécessitant les moyens pour affronter les forces ennemies dans toutes les régions de la planète. Mais le théâtre principal des opérations devait être le continent européen. Les forces armées ont donc été structurées pour une guerre terrestre de grande envergure dans les plaines du centre de l'Europe. Elle impliquait un nombre très important de chars, de l'artillerie lourde, etc. Le transport de ces armes ne posait pas problème à l'époque : les bases européennes des Etats-Unis permettaient de stocker leurs équipements lourds.

La fin de la guerre froide a remis en question ce schéma. Les Etats-Unis n'estiment plus devoir affronter une guerre massive et longue en Europe centrale ou ailleurs. Ils pensent plutôt devoir engager des campagnes courtes mais intenses dans des endroits dispersés de la planète. Puisqu'il n'est pas possible de faire stationner des armes et des hommes partout (d'ailleurs, peu de pays l'accepteraient), il s'agit de développer des moyens d'intervention et de transport rapides à partir de bases situées aux Etats-Unis. Cela non plus n'est pas entièrement nouveau. Mais la plupart des armes du Pentagone ont été conçues et produites pendant la guerre froide et se révèlent difficiles à transporter. On a pu voir le genre de problème que cela posait au moment de la guerre du Kosovo : les forces armées ont rencontré des difficultés considérables pour acheminer leurs équipements lourds. Après la guerre, les stratèges américains ont exprimé une grande préoccupation à ce sujet (7).

Si le Congrès lui en donne les moyens, M. Bush accordera la priorité à des forces de combat flexibles et facilement déployables. Pour l'armée de terre, cela signifie la fin des grandes unités blindées et la création d'unités plus petites et mobiles. Pour compenser leur faible taille, elles seront équipées de munitions guidées de forte puissance (Precision guided munitions, PGM). En ce qui concerne la marine, le Pentagone s'appuiera moins sur les grands bâtiments de guerre du type porte-avions et davantage sur des « bateaux-arsenaux » plus modestes, plus difficilement détectables et dotés de missiles guidés de tous genres.

L'armée de l'air connaîtra moins de changements étant donné sa mobilité. Mais elle acquerra des capacités supplémentaires de ravitaillement en vol et des cargos long-courriers.

Au total, et comme l'a dit le président Bush le 13 février 2001, l'objectif est de rendre les forces terrestres « plus légères et plus meurtrières », les forces aériennes « plus aptes à frapper avec une très haute précision partout dans le monde », et les « forces navales capables de maximiser [les] capacités d'action terrestre (8)  ».

Cet effort implique des changements importants dans le programme d'acquisitions du Pentagone et mécontentera certains intérêts industriels établis. Il y aura donc des résistances. Cependant, la nouvelle administration est déterminée à renouveler les forces en leur donnant les moyens de se battre et de gagner partout, surtout en Asie orientale.

Des forces de combat flexibles

Troisième composante de cette stratégie, la volonté de préserver à long terme la suprématie militaire. Les Etats-Unis disposent certes déjà d'une supériorité écrasante qu'aucune puissance ne saurait mettre en cause dans les décennies à venir. Mais l'administration a une vision plus longue. Elle entend s'assurer que les Etats-Unis resteront indéfiniment la puissance militaire dominante. « L'un de nos objectifs-clés doit être de projeter l'influence pacifique américaine à travers le monde et au travers du temps », déclarait M. Bush en 1999(9). Le pays, ajoutait-il, devait en particulier « détenir une position de force » pour faire en sorte qu'aucune puissance ou coalition de puissances ne puisse menacer la stabilité, en particulier en Asie. On trouve les origines de ces préceptes dans un rapport confidentiel du Pentagone intitulé Defense Policy Guidance 1992-1994 et rédigé en 1992 (lire Rêves d'Empire de l'administration américaine, de Philip S. Golub).

Pour préserver cette position de force, M. Bush entend mettre à contribution le potentiel scientifique et technique du pays afin que ses armes, offensives et défensives, aient toujours une génération d'avance sur tout adversaire éventuel. Il suit en cela les théoriciens dits de la « révolution dans les affaires militaires » (RMA), favorables à une redéfinition de la guerre centrée sur les hautes technologies : munitions guidées, utilisation de satellites et de moyens de reconnaissance aériens sophistiqués, robotisation, armes nucléaires de faible puissance, et le fameux système antibalistique NMD.

Comme on l'a vu, le parapluie anti-missile NMD a pour fonction de permettre aux forces armées américaines d'attaquer des pays ennemis au moment et avec les moyens de leur choix. Au niveau régional, cela implique, dans des zones stratégiques sensibles, le déploiement de systèmes antimissiles de théâtre - Theatre Missile Defense (TMD). Assurément, le NMD constitue un élément-clé de la stratégie de suprématie permanente.

En somme, le plan de l'administration Bush a des implications immenses pour l'Europe et le monde entier. La quête par l'Union européenne d'un dialogue entre égaux dans le domaine de la sécurité butera constamment sur ceux qui, à Washington, font primer les priorités nationales américaines. De même, tous les efforts destinés à améliorer les relations des Etats-Unis avec la Russie et la Chine rencontreront la méfiance de ces derniers. De façon parfaitement compréhensible, ils craindront d'être cantonnés au rang de puissances de second rang.

M. Bush fait donc un pari très risqué. Par le passé, à chaque fois qu'une puissance dominante a tenté de renforcer indéfiniment sa suprématie, les puissances montantes ont réagi et il s'en est toujours suivi des courses aux armements ou des guerres majeures.

MICHAEL T. KLARE.

 

(1) Cité dans le New York Times, 29 décembre 2000.

(2) Discours du 23 septembre 1999 à Charleston, Caroline du Sud.

(3) Discours du 14 février 2001 à Charleston, en Virginie-Occidentale.

(4) Cité dans le New York Times du 1er septembre 2000.

(5) Discours cité du 23 septembre 1999.

(6) Témoignage à la commission de la défense du Sénat, le 11 janvier 2001.

(7) Voir The Economist, Londres, 11 novembre 2000, pp. 29-33, et The Wall Street Journal, New York, 4 mai 2001.

(8) Discours du 13 février 2001 à Norfolk, Virginie.

(9) Discours cité du 23 septembre 1999.