Le Monde diplomatique
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> OCTOBRE 2001     > Pages 20 et 21

 

GUERRE TOTALE CONTRE UN PÉRIL DIFFUS

L'ère des conflits asymétriques

Par MARWAN BISHARA
Palestinien de nationalité israélienne, écrivain et journaliste, chercheur à l'Ecole des hautes études en sciences sociales à Paris. Ce texte est extrait d'un livre à paraître le 12 avril, Palestine / Israël, la paix ou l'apartheid ? La Découverte, Paris, 128 pages, 42 F.


L'attaque du 11 septembre vient de clore une période durant laquelle les Etats-Unis perfectionnaient leur approche de la « guerre à zéro mort », qui promettait de réduire au minimum les pertes de vies américaines dans les conflits futurs - tout en infligeant des dommages maximaux à l'ennemi. Le président américain George W. Bush dut déclarer la « guerre » avant de savoir à qui la déclarer. Le nouvel ennemi est mobile, transnational - ou infranational. L'événement ouvre une nouvelle ère de la guerre, l'ère des conflits asymétriques.

Des décennies durant, les Etats-Unis dépensèrent des milliers de milliards de dollars pour se protéger des retombées des affrontements. Après la guerre du Vietnam et vingt années de dépenses colossales, ils menèrent la guerre du Golfe en minimisant leurs propres pertes humaines. Les campagnes massives et rapides de bombardements en haute altitude - doctrine du général Colin Powell - amenèrent les Américains à envisager pouvoir gagner sans un seul mort les conflits « symétriques » : missiles de croisière et supériorité aérienne, appuyés par les capacités les plus avancées de renseignement aérien ou spatial, garantiraient ce résultat tout en assurant à l'ennemi un niveau de destruction insoutenable.

Mais certains stratèges commençaient à mettre en garde les Etats-Unis contre les schémas anciens et envisageaient des scénarios de « guerre asymétrique », qui les frapperait là où ils sont le plus vulnérables : des morts, civils ou militaires, la fierté nationale, Washington et Wall Street. Dans le contexte d'un monde qui se globalisait, le Pentagone s'était engagé dans la « révolution dans les affaires militaires » (RMA).

Deux écoles de pensée distinctes se partagent la réflexion sur ces enjeux. La première parle de « guerre de quatrième génération », de conflit « non étatique » (stateless) ou de « guerre asymétrique » - conduite par des « opposants dont la base peut ne pas être un Etat-nation, mais une idéologie ou une religion ». Intervenant devant le comité sur le renseignement du Sénat, en février 2001, à propos des « menaces mondiales (1)  », le directeur de la CIA, M. George Tenet, soulignait combien il était frappé par « le rythme accéléré des changements dans tant de secteurs qui affectent les intérêts nationaux [des Etats-Unis]  ».

De nouvelles menaces

Dans cette optique, l'« asymétrie » relève aussi bien des émules d'Oussama Ben Laden que des mafias internationales, des trafiquants de drogue, des acteurs non étatiques comme ceux auxquels les Etats-Unis furent confrontés en Somalie, au Kosovo - voire au Liban en 1983, lorsqu'une bombe tua 239 marines, trois minutes avant qu'un camion piégé souffle un bâtiment où périrent 73 soldats français. Pour les tenants de cette approche, il faut s'interroger sur l'utilité des sommes consacrées au développement de nouveaux avions de combat et de frégates, quand deux hommes sur un bateau peuvent fondre sur le navire militaire américain USS Cole (12 octobre 2000, à Aden) et l'endommager, emportant les vies de 17 soldats.

Le second camp concentrait sa réflexion sur le bouclier de défense antimissile destiné à protéger le territoire américain contre l'arrivée de vecteurs balistiques porteurs de charges nucléaires, chimiques ou bactériologiques. L'administration Bush, sous la houlette de MM. Dick Cheney et Donald Rumsfeld, respectivement vice-président et secrétaire à la défense, concentra ses efforts sur ce projet - qui avait le mérite à leurs yeux de garantir d'importantes subventions au complexe militaro-industriel. Pour calmer l'indignation internationale suscitée par cette relance inéluctable de la prolifération, M. Bush dut expliquer qu'il s'agissait de défendre les Etats-Unis non pas contre les autres puissances nucléaires, mais contre certains « Etats voyous », ou, pire, contre des groupes capables de tirer des missiles en direction des intérêts américains, sur son sol et partout dans le monde.

Ainsi ces deux courants de pensée se retrouvèrent-ils pour élaborer une stratégie cohérente de combat contre le nouvel ennemi. Mais, en dehors de M. Ben Laden, qui d'autre peut bien être visé ? Les mafias et les trafiquants de drogue n'ont guère d'intérêt à déclencher de telles hostilités, qui ne pourraient que nuire à leurs affaires. De plus, si les Etats-Unis n'ont pas l'intention d'attaquer l'un des pays qu'ils qualifient d'« Etat voyou », comment les dirigeants de ces derniers pourraient-ils être tentés de lancer un missile en direction des Etats-Unis, et d'attirer sur eux et sur leur pays une riposte comparable à ce qu'ont connu la Libye ou l'Irak ?

Beaucoup de questions restent en suspens. Dans quelle mesure les Etats-Unis ont-ils créé ces nouvelles menaces, et quel est - au-delà des attaques du 11 septembre - leur niveau de dangerosité ? En quoi ce terrorisme diffère-t-il de celui que vivent d'autres pays, arabes ou européens ? S'agit-il d'une différence qualitative, ou seulement (si l'on peut dire) quantitative ?

Le concept d'asymétrie doit être distingué de celui de dissymétrie : ce dernier indique une différence quantitative entre les forces ou la puissance des belligérants : un Etat fort face à un Etat faible, les Etats-Unis face à l'Irak par exemple. L'asymétrie, en revanche, souligne les différences qualitatives dans les moyens employés, dans le style et dans les valeurs des nouveaux ennemis.

En d'autres termes, lorsqu'une puissance comme les Etats-Unis affermit son hégémonie sur la marche du monde ainsi que dans la guerre conventionnelle, ses ennemis et ses victimes ont recours à des moyens de lutte non conventionnels et « asymétriques » pour la combattre, esquivant sa force et concentrant ses attaques sur ses vulnérabilités.

Ennemi virtuel, opérations réelles

Ainsi, conclut le Pentagone, le nou vel ennemi « ne combat pas à la loyale ». Il utilise, dans une stratégie résolument ancrée dans le monde globalisé, tous les moyens modernes de communication, de transport, d'information... La « terreur psychologique », l'influence des médias traditionnels et Internet font partie de son arsenal. Il utilise des couteaux, des bateaux de pêche, des bombes artisanales et des avions civils, qui, on l'a vu, forment autant de menaces efficaces.

Même s'il dispose bien d'une base géographique, il est impossible de le ficher de manière catégorique, voire simplement de le dénombrer. Il n'a pas d'adresse permanente, et son réseau est dispersé. Le monde est son adresse et son champ d'opération.

Les « opposants asymétriques » ont une force et un intérêt communs : l'affaiblissement de la souveraineté des Etats et la montée en puissance des forces du marché. On pourrait même dire qu'ils rejoignent les intérêts, en ce domaine, de Sony, McDonalds, CNN, Adidas et America Online. Tous utilisent les zones grises - où les structures juridiques sont indigentes - pour s'assurer un profit maximum et échapper aux réglementations qui découlent de la légitimité constitutionnelle et démocratique des Etats. Tous sont, en ce sens, des créatures de la mondialisation néolibérale. Ils trouvent des marges de manoeuvre dont les Etats eux-mêmes ne disposent pas.

C'est ainsi que M. Ben Laden est décrit dans les médias américains non pas seulement comme un islamiste politique, enraciné dans sa société particulière, mais comme le représentant d'une nouvelle génération cosmopolite d'islamistes, faisant planer une menace globale, à l'instar du mouvement islamique du Soudanais Hassan Al-Tourabi (aujourd'hui en prison au Soudan). Dans cette représentation, ces mouvements chercheraient l'affrontement avec les Etats-Unis, pour affaiblir l'hégémonie de ceux-ci, voire pour les détruire.

En additionnant tous ces critères qui, pour les stratèges modernes américains, caractérisent l'« ennemi asymétrique », on est obligé de constater combien ils dressent le portrait-robot du « suspect numéro un » de New York, M. Ben Laden. S'il n'avait pas existé, il aurait fallu l'inventer !

Chacun connaît désormais l'histoire de M. Ben Laden, formé par la CIA dans les années 1980, et qui finira par se retourner contre son créateur après la guerre du Golfe. Peut-on donc, dans ce cas, distinguer l'« ennemi asymétrique » des systèmes étatiques et de leurs réseaux de renseignements ? Est-il réellement possible de conduire un mouvement de violence internationale sans soutien étatique ? Comment ce nouvel ennemi peut-il être quasiment « virtuel » tout en menant des opérations bien réelles ? Dire qu'il est fondé sur une idéologie est incomplet : les idéologies ne peuvent agir en dehors de lieux géographiques où se préparent les opérations, de logistique et d'instruments à entreposer, de comptes bancaires, etc.

D'autres formes d'asymétrie figurent aussi au catalogue de la nouvelle pensée stratégique américaine : les Etats « voyous » ou « en faillite ». L'expérience de l'intervention en Somalie a marqué un tournant majeur : en octobre 1993, quand le clan de M. Hussein Aydid humilia les troupes américaines à Mogadiscio, l'administration du président William Clinton fut convaincue qu'elle ne pourrait ni gérer ni gagner une guerre contre des milices n'ayant aucun compte à rendre dans le système interétatique.

L'opération « Juste cause » à Panamá, en décembre 1989, était aussi, à sa façon, un combat asymétrique, même s'il s'agissait pour Washington de sa plus importante opération extérieure depuis le Vietnam : capturer le président Manuel Antonio Noriega, qui avait lui aussi fini par échapper à ses marionnettistes... Les Etats-Unis s'en prirent ensuite à MM. Saddam Hussein, Slobodan Milosevic et Radovan Karadzic, tous considérés plus comme des bandits que comme des chefs d'Etat. Toutefois, ces opérations n'étaient pas très différentes de celles que les Etats-Unis avaient menées durant la guerre froide contre des dirigeants étrangers, que ce soit en Amérique latine ou au Proche-Orient. Alors, où est la différence ?

C'est probablement dans les moyens utilisés que se profilent les grands changements liés à la prise en considération des « ennemis asymétriques ». Des méthodes de prévention et de dissuasion non orthodoxes, qui n'étaient pas envisageables ou pas légitimes avant le 11 septembre 2001 - comme les assassinats « ciblés » de dirigeants étrangers (2) -, vont faire leur entrée dans l'arsenal de défense américain. Les interventions extérieures américaines franchiront désormais un nouveau palier dans la violence.

Pour combattre l'« ennemi asymétrique », les stratèges s'accordent sur la nécessité de recourir à du matériel d'une précision et d'une puissance accrues. Les services de renseignement seront renforcés tant en moyens technologiques qu'en moyens humains. Certains vont jusqu'à préconiser le « profilage racial » dans les enquêtes de police. L'espionnage sera dirigé vers une myriade de sources potentielles de soutien du nouvel ennemi : organisations non gouvernementales, associations d'entraide, communautés expatriées, sites Internet... Un sénateur américain s'est même plaint récemment que la CIA supplantait le département d'Etat dans le domaine diplomatique.

De plus, le bouclier antimissile peut désormais voir le jour : qui sait ce que préparent ces assassins démoniaques ? Le Sénat a voté, à l'unanimité, des pouvoirs étendus pour le président. A la Chambre des représentants, 420 voix « pour », une seule voix s'élevant « contre », celle de la démocrate Barbara Lee, pour qui « une action militaire n'empêchera pas que soient perpétrés d'autres actes de terrorisme international contre les Etats-Unis (3)  ».

Dans la pratique, la majeure partie des travaux théoriques consacrés à la guerre asymétrique portent sur les Etats-Unis et, depuis la seconde Intifada, sur Israël. Ces deux pays collaborent étroitement dans divers programmes, notamment autour du projet antimissile Arrow. Les techniques militaires employées par Tel-Aviv en Cisjordanie et à Gaza font l'objet d'un intérêt particulier chez les analystes, qui y ont détecté un « caractère asymétrique ».

Sous le titre « Comment mener une guerre asymétrique », le général Wesley Clark, celui-là même qui commanda les troupes de l'OTAN lors de la guerre du Kosovo, explique que les Palestiniens « à l'intérieur d'Israël » - il ne sait sans doute pas que la Cisjordanie et Gaza ne sont pas « à l'intérieur d'Israël », mais des territoires occupés - ont appris à résister en faisant usage d'armes non mortelles, cailloux et bâtons. Il s'agissait, selon son analyse, d'une tactique visant à exploiter la sensibilité de l'opinion mondiale et à contraindre les forces de sécurité israéliennes à une réaction disproportionnée. A l'occasion, des hommes armés se mêlaient aux lanceurs de pierres, tandis que d'autres posaient des bombes. Riposter avec des avions de chasse, des blindés et des tirs d'artillerie était inefficace ; riposter avec des troupes au sol faisait courir trop de risques aux soldats et, donc, à la cohésion de l'opinion publique ; Israël dut développer de nouveaux équipements, de nouvelles forces et de nouvelles tactiques.

Pour sécuriser ses frontières, il déploya plus de blindés. Il acheta des hélicoptères, des avions sans pilote et des système optiques de longue portée. Il fournit à ses soldats des balles de caoutchouc, entre autres instruments de contrôle d'émeutes. Des forces spéciales furent chargées de suppléer l'armée conventionnelle pour le maintien de l'ordre à l'intérieur d'Israël (4).

A l'instar d'Israël

L'admiration que voue M. Wesley Clark à la tactique d'Israël est alarmante : cette politique a mené à la mort près de 700 Palestiniens, sans parler des milliers de blessés. Surtout, en l'absence d'options politiques ou diplomatiques, cette utilisation de la force n'a donné aucun résultat en termes de sécurité.

Eminent analyste du Centre for Strategic and International Studies de Washington, M. Anthony Cordesman avait commencé par suggérer qu'Israël contraigne l'Autorité palestinienne à éliminer des Palestiniens et à limiter leurs libertés individuelles pour « stabiliser » la situation. Il avait même évoqué l'utilisation de la torture. Puis, l'Intifada continuant, il indiqua que les Palestiniens n'avaient plus qu'une alternative : soit « la paix dans la violence », soit la guerre. Ainsi, Israël se chargerait du sale boulot pour l'Autorité, et contre elle, ce qu'il appelait « guerre asymétrique ». Cela signifiait plus de contrôle social, plus d'assassinats, et toujours plus d'entraves à l'économie. A entendre le président Bush, il paraît clair que les Etats-Unis se dirigent vers une pratique similaire de la « guerre asymétrique », en dépit de l'échec patent de cette stratégie en Cisjordanie et à Gaza.

Ce choix serait une catastrophe. Les « zones grises » du monde créées par les guerres, la mondialisation et l'appauvrissement sont un terrain dangereux. Des institutions publiques et le développement y sont plus nécessaires que les interventions militaires. D'autre part, les attentats du 11 septembre reflètent les transformations d'un monde qui change et qu'il faut essayer de comprendre. La riposte qui se dessine confirme pourtant la poursuite d'une stratégie visant à imposer un ordre international sécuritaire favorable aux intérêts des Etats-Unis (lire Etats-Unis, excès de puissance).

Reverrons-nous le même scénario que celui qui a succédé à la « victoire » sur l'Irak et qui a favorisé l'extension des groupes islamistes les plus radicaux ? Le nouvel « ennemi asymétrique » ne peut être vaincu à travers la force brute, et encore moins par une technologie sans projet politique qui, chaque fois, se révélera inférieure à la puissance de la culture et de l'identité.

MARWAN BISHARA.

 

(1) « Worldwide Threat 2001. National Security in a Changing World », sur le site de la CIA.

(2) Le Monde, 18 septembre 2001.

(3) A la suite de cette position, elle a été victime d'une campagne digne des pires moments du maccarthysme.

(4) Time, 23 octobre 2000.