Le Monde diplomatique
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> NOVEMBRE 2001     > Page 3

 

LES ÉTATS-UNIS REFUSENT LES MESURES DE CONTRÔLE

Double langage et guerre bactériologique

Après avoir vécu l'impensable destruction du World Trade Center et du Pentagone, les Américains sont confrontés à plus inimaginable encore : la guerre bactériologique. Une appréhension d'une ampleur inégalée depuis les peurs de guerre nucléaire des années 1950 s'est emparée du public. Et pour cause... Pourtant, à la veille du 11 septembre, Washington, refusant de voir ses propres sites inspectés, avait décidé de ne pas signer le protocole de vérification et de contrôle de la Convention internationale bannissant les armes biologiques.

Par SUSAN WRIGHT
Historienne des sciences et ancienne chercheuse à l'Institut des Nations unies sur le désarmement, Genève. Elle dirige actuellement un projet de recherche international sur la guerre biologique et les relations Nord-Sud à l'université de Michigan, Etats-Unis. Elle est coauteur de Preventing a Biological Arms Race, MIT Press, Cambridge (Etats-Unis), 1990.


La peur du recours aux armes biologiques - le « nucléaire du pauvre » - par des pays non occidentaux hostiles ou « irresponsables » a été régulièrement agitée par l'Occident. Pourtant, ces armes de destruction massive ont été d'abord développées par les pays industrialisés, notamment les Etats-Unis, la Grande-Bretagne, la France, l'ex-URSS, l'Allemagne, le Japon et le Canada (1). Certains de ces pays préconisent depuis longtemps le désarmement biologique, mais ils conservent d'autres moyens de destruction massive, notamment leurs forces de frappe nucléaires qui servent à leur défense et font avancer leurs objectifs géopolitiques.

Le premier ministre travailliste anglais M. Harold Wilson avait lancé en 1968 l'idée d'une Convention internationale bannissant les armes biologiques. Ce faisant, il tentait de répondre aux protestations contre les programmes britanniques de guerre chimique et bactériologique (2). Il choisit de se focaliser sur les armes biologiques pour deux raisons. Premièrement, son gouvernement, qui avait coordonné son effort avec Washington, savait que les Etats-Unis ne renonceraient pas aux armes chimiques. Deuxièmement, ses conseillers estimaient que les armes biologiques, trop sensibles aux conditions climatiques et aux mutations génétiques, avaient un impact incertain et que leur utilité était douteuse. Sir Solly Zuckerman, conseiller scientifique du premier ministre, les avait ainsi qualifiées de « boulet sans valeur militaire (3) ».

En réalité, si les pays occidentaux n'avaient rien à perdre en abandonnant les armes biologiques (ils pouvaient compter sur leurs armes nucléaires), ils avaient beaucoup à gagner en privant les Etats non nucléaires d'un éventuel moyen de destruction massive peu coûteux (4). Peu après, les Etats-Unis arrivèrent à la même conclusion et, en novembre 1969, le président Richard Nixon décida donc de démanteler le programme américain de guerre biologique et de soutenir la Convention proposée par Londres. Comme le disait William Safire, qui fut entre 1969 et 1973 son plumitif attitré : « Si quelqu'un utilise des germes contre nous, on le vitrifiera avec des armes nucléaires (5). »

C'est ainsi qu'une asymétrie stratégique entre l'Occident et le reste du monde fut inscrite dans la Convention d'interdiction des armes biologiques de 1971. Alors que les Etats puissants maintenaient leur parapluie nucléaire, les Etats faibles ayant signé la Convention sur les armes biologiques (Biological Weapons Convention, BWC) ne disposaient, eux, d'aucun moyen de dissuasion. Ajoutons que bon nombre de ces pays faibles étaient aussi signataires du traité de non-prolifération nucléaire.

Deux poids, deux mesures

A la fin de la guerre froide, la décision américaine de soumettre les Etats soupçonnés de détenir des armes chimiques ou biologiques, les « Etats voyous », à des sanctions économiques sévères approfondit cette asymétrie. Au Proche-Orient, les pays occidentaux appliquèrent une politique de « deux poids, deux mesures ». D'un côté, ils observèrent un silence quasi total sur l'arsenal nucléaire israélien et le développement d'armes chimiques et biologiques ultrasecrètes à Ness Ziona. De l'autre, on assista à une offensive de relations publiques intense, puis à la mise en oeuvre de sanctions économiques contre les Etats arabes voisins d'Israël, soupçonnés de s'intéresser de trop près à ces mêmes armes.

Exemple le plus extrême de cette politique, le désarmement forcé de l'Irak. Dans les années qui suivirent la guerre du Golfe de 1991, le programme nucléaire irakien militaire fut démantelé par l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA), tandis que des pans entiers de son programme biologique et chimique l'étaient, en 1998, par la Commission spéciale de l'Organisation des Nations unies (Unscom). En dépit du succès de ces programmes, les sanctions économiques contre l'Irak ont été maintenues, avec des conséquences terribles pour la population et sans que M. Saddam Hussein et ses acolytes ne soient touchés.

Par ailleurs, les Etats-Unis, qui insistent sur les sanctions contre les « Etats voyous », montrent peu d'empressement pour soutenir ou renforcer les mesures de la Convention s'appliquant à eux-mêmes. En fait, les administrations Clinton et Bush ont toutes deux affaibli une Convention aux prescriptions déjà floues.

Celle-ci interdit « le développement, la production et le stockage » des armes biologiques et des toxines. Mais cette prohibition comprend d'importantes lacunes. En effet, la Convention autorise le développement, la production et peut-être même le stockage d'agents biologiques pathogènes en quantités limitées si ces derniers sont liés à la production de moyens de défense tels que les vaccins, les thérapies ou des vêtements de protection spéciaux. De même, la recherche est admise de facto, puisque la Convention n'y fait pas référence. En outre, elle ne prévoit aucun mécanisme de vérification et de contrôle. Enfin, sauf dans le cas extrême du stockage d'armes biologiques, il est difficile de distinguer usages défensifs et offensifs, à moins de se livrer à une hasardeuse analyse des intentions des uns et des autres.

En 1995, les signataires de la Convention sont convenus de négocier un protocole de vérification et de contrôle, notamment un régime d'inspections exigeant la déclaration de toute activité liée à la guerre biologique. Mais cette recherche de transparence a buté sur des problèmes majeurs, en particulier sur la diplomatie obstinée de l'administration Clinton.

L'ex-président avait certes fortement appuyé la Convention, mais il avait succombé aux pressions des industries biotechnologiques et pharmaceutiques, qui désiraient un régime faible ne les exposant pas aux contrôles étroits d'inspecteurs internationaux (6). Dès lors, les négociateurs américains imposèrent des clauses de sauvegarde, qui affaiblirent gravement les conditions d'inspection et confièrent dans une large mesure le contrôle aux Etats eux-mêmes. Washington insista aussi pour que soient minimisées les inspections des installations militaires des Etats ayant des programmes importants de défense biologique. Autrement dit, seule une fraction des installations de défense biologique américains pouvait être inspectée.

A la fin des années 1990, très nombreux étaient les experts estimant que le protocole de vérification et de contrôle avait été vidé de sa substance. Sur ces entrefaites arriva la nouvelle administration Bush, dont l'unilatéralisme affirmé (7) déboucha sur une offensive contre le désarmement. Le 25 juillet 2001, elle rejetait la totalité du protocole qu'elle considérait non seulement comme inefficace, mais comme dangereux pour la sécurité nationale américaine (8).

Une semaine avant les attaques du 11 septembre 2001, le New York Times révélait une des raisons essentielles de cette décision : l'administration souhaitait dissimuler certains programmes de guerre biologique (9). Selon l'enquête du journal new-yorkais, trois projets semblaient particulièrement troublants : le test d'une installation expérimentale utilisant des organismes généralement inoffensifs, mais dotés de caractéristiques proches des agents pathogènes servant d'armes biologiques ; le test d'une bombe bactériologique, dont certaines composantes n'étaient pas au point ; un plan d'ingénierie génétique sur une souche résistante d'anthrax.

Le deuxième projet, la bombe, constitue une violation directe de la Convention, qui interdit formellement le développement, la production et le stockage d'équipements et de vecteurs capables de livrer des agents pathogènes. En fait, tous ces projets se situent à la lisière de ce qui est interdit par la Convention, dans une zone d'ombre où les distinctions juridiques n'ont plus beaucoup de sens. On imagine bien quelle aurait été la réaction de l'Occident si l'on avait attrapé M. Oussama Ben Laden en train de faire la même chose dans les montagnes d'Afghanistan.

Tous ces projets minent la Convention et stimulent le développement de nouvelles armes biologiques partout dans le monde. Un des premiers scénarios catastrophe nés de l'ingénierie génétique a été l'idée que quelqu'un développerait un agent pathogène modifié contre lequel il n'y aurait aucune défense (10). C'est bien pour cela que des voix se sont élevées, dès 1975, pour réclamer une interdiction absolue de toute modification génétique de ce genre. L'argument selon lequel il faudrait néanmoins poursuivre l'ingénierie génétique sur des agents pathogènes afin de créer un vaccin n'est pas fondé. En effet, la nature produit en trop grand nombre des agents pathogènes modifiables, avec trop de gènes altérables, pour qu'un seul vaccin soit efficace. Tous les experts en défense biologique le savent. Alors, pourquoi les Etats-Unis poursuivent-ils ce projet ?

Depuis le 11 septembre, on assiste à une mobilisation américaine de protection contre le bioterrorisme. Le Congrès américain se prépare à allouer 1,5 milliard de dollars pour les défenses militaires et civiles dans ce domaine. Une partie de ce financement est peut-être requis pour accroître les mesures de protection civile. Mais, en l'absence de transparence démocratique, ce soutien massif au programme de défense biologique pourrait bien miner encore davantage la Convention au moment même où celle-ci devrait être renforcée par un régime strict d'inspection exigeant la transparence de la part de toutes les institutions qui utilisent des agents pathogènes dangereux ou des équipements de manipulation d'agents biologiques. De plus, les interdictions de la Convention devraient être élargies pour inclure toute modification d'agents biologiques à des fins militaires et tout effort de recherche allant dans ce sens. Cette interdiction devrait être absolue et universelle. Tout travail de modification génétique destiné à développer des vaccins ou des thérapies contre des agents pathogènes naturels devrait être conduit par des laboratoires civils soumis à des régulations et à des contrôles internationaux. C'est seulement ainsi que seront protégées les populations.

SUSAN WRIGHT.

 

(1) Erhard Geissler et John Ellis van Courtland Moon, dir., Biological and Toxin Weapons : Research, Development and Use from the Middle Ages to 1945, Oxford University Press, Oxford, 1999. Lire Gilbert Achcar, « Le spectre du "bioterrorisme" », Le Monde diplomatique, juillet 1998.

(2) Lire Susan Wright, « The Geopolitical Origins of the 1972 Biological Weapons Convention », à paraître dans S. Wright, sous la direction de, The Biological Warfare Question : A Reappraisal for the 21st Century.

(3) Lire UK Foreign Office, Ronald Hope-Jones to Moss, 4 juillet 1968, FCO 10/181, UK Public Records Office.

(4) Voir US Department of State, American Embassy London to State Department, 30 juillet 1968, télégramme 11 305, « UK Working Paper on Biological Weapons », 30 juillet 1968, classé « secret », RG 59, POL 27-10, Archives nationales.

(5) William Safire, « On Language : Weapons of Mass Destruction », The New York Times, 19 avril 1998.

(6) Lire Susan Wright et David Wallace, « Varieties of Secrets and Secret Varieties : The Case of Biotechnology », Politics and the Life Sciences 19 (1), université du Maryland (Etats-Unis), mars 2000, pp. 33-45.

(7) Voir Philip S. Golub, Rêves d'Empire de l'administration américaine, Le Monde diplomatique, juillet 2001.

(8) Elizabeth Olson, « U.S. Rejects New Accord Covering Germ Warfare », New York Times, 26 juillet 2001.

(9) Lire les articles de Judith Miller, Stephen Engelberg et William J. Broad, dans le New York Times du 4 septembre 2001 et leur ouvrage collectif, Germs : Biological Weapons and America's Secret War, Simon and Schuster, New York, 2001.

(10) Royston C. Clowes et alii, « Proposed Guidelines on Potential Biohazards Associated with Experiments Involving Genetically Altered Microorganisms », 24 février 1975, Recombinant DNA History Collection, MC100, Institute Archives, MIT Libraries, Cambridge, Massachusetts, Etats-Unis.