Le Monde diplomatique
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> NOVEMBRE 2001     > Pages 20 et 21

 

VAGUE D'INTIMIDATIONS AUX ÉTATS-UNIS

Les libertés sacrifiées sur l'autel de la guerre

Par MICHAEL RATNER
Avocat, enseignant à Columbia University, New York, et vice-président du Center for Constitutional Rights, une organisation de défense des droits civiques et constitutionnels basée à New-York.


Je vis à quelques centaines de mètres du World Trade Center. J'ai vu l'explosion de la tour nord et le deuxième choc qui a frappé la tour sud. J'ai vu les immeubles s'effondrer.Les membres de ma famille en ont réchappé de justesse. Dans l'école de mon fils, un jeune étudiant a perdu son père, et le professeur de gymnastique est mort.

Nous voulons tous éviter des attaques futures. Mais la guerre militaire, financière, juridique, politique et diplomatique conduite par le gouvernement américain sert de prétexte pour saper les libertés et droits fondamentaux. « Il faut aborder différemment les libertés publiques en temps de guerre », explique le sénateur républicain Trent Lott. « Nous allons connaître les restrictions les plus fortes de notre histoire sur nos libertés », renchérit Mme Sandra Day O'Connor, juge à la Cour suprême des Etats-Unis (1). De fait, le gouvernement vient de créer un poste ministériel pour la « défense du territoire national » (Homeland Defense Office).

L'administration Bush a mis au point un plan tripartite pour éradiquer le terrorisme sur le territoire national : outre la création du Bureau de défense du territoire et les milliers d'interrogatoires et d'arrestations en cours, le Congrès a voté des dispositions liberticides.

Créé le 20 septembre 2001, le Bureau de défense du territoire, premier volet du plan, a pour mission de centraliser le renseignement, coordonner les efforts et prendre les mesures nécessaires à la prévention et à l'action contre le terrorisme. On ne connaît pas encore les détails de son fonctionnement, mais il repose sur une telle concentration des organes répressifs de l'Etat qu'il pourrait devenir une super-agence d'espionnage donnant aux forces armées des pouvoirs de police impressionnants.

Deuxième volet du plan, le ministre de la justice, M. John Ashcroft, vient d'introduire une nouvelle réglementation permettant, sans preuve ni inculpation, la détention provisoire de tout non-citoyen américain (alien) (2) pendant un « temps raisonnable », c'est-à-dire pendant des mois ou même plus longtemps. Dans la foulée, le Federal Bureau of Investigation (FBI) s'est lancé dans des opérations massives d'arrestations et d'interrogatoires de suspects soupçonnés d'entretenir des connexions terroristes. A ce jour, plus de 950 personnes, presque toutes des non-citoyens d'origine orientale, ont été arrêtées. Beaucoup ont été détenues pendant des jours sans accès à un avocat et sans connaître les charges retenues contre elles. La majorité se trouvent encore en détention (3).

Le FBI, gardien de l'idéologie officielle

Dans la plupart des cas, il n'existe aucune preuve de leur implication éventuelle dans les attentats du 11 septembre. Certaines personnes ont été arrêtées pour la seule raison qu'elles provenaient de pays tels que le Pakistan. Beaucoup ont été brutalisées. Ainsi de cet étudiant pakistanais de vingt ans, arrêté dans le bus qui le ramenait à l'université, détenu pour un visa périmé et sévèrement battu par trois prisonniers blancs qui l'ont menacé de mort en l'appelant « Ben Laden ».

Le FBI enquête sur des associations prétendument liées au terrorisme, comme le groupe pacifiste Women in Black (Femmes en noir), qui lutte contre la violence en Israël et dans les territoires palestiniens occupés. Au cours de cette investigation, le FBI a menacé d'emprisonner ceux qui refuseraient de leur livrer des informations sur le groupe. Comme l'a dit l'un d'entre eux, « si le FBI ne sait ou ne veut pas distinguer entre les organisations qui propagent la haine et le terrorisme et les activistes de la paix qui luttent au grand jour contre toutes les formes de terrorisme, nous sommes en grand danger (4) ».

Tout comme la Central Intelligence Agency (CIA), le FBI a démontré tout au long de son histoire qu'il ne se contentait pas de poursuivre les criminels, mais s'érigeait en gardien de l'idéologie officielle. Tous ceux qui se sont opposés à un moment ou à un autre à la politique de l'Etat - militants des droits civiques, protestataires contre la guerre du Vietnam, opposants aux guerres de l'époque Reagan ou encore dissidents culturels - ont été ciblés par des opérations de déstabilisation du FBI.

Entre-temps, troisième volet du plan, les deux Chambres du Congrès ont voté une loi antiterroriste au champ d'application très large et qui est entrée en vigueur le 26 octobre (5). Malgré l'opposition d'une coalition de cent vingt associations de toutes tendances rassemblées pour la protection des libertés politiques (Coalition to Protect Political Freedom), ce texte n'a subi que des modifications mineures, et ses dispositions les plus troublantes restent inchangées.

La nouvelle loi met en cause de façon sensible le statut juridique et les droits des non-citoyens. Renforcée dès l'attentat terroriste provoqué par des militants d'extrême droite à Oklahoma City en 1995, la législation antiterroriste habilitait l'Etat à procéder à l'arrestation, la détention ou l'expulsion de non-citoyens sur la base de charges tenues secrètes.

Ni la personne inculpée ni son avocat ne pouvaient accéder au dossier. La nouvelle loi prévoit la « détention obligatoire » de tout non-citoyen que le ministre de la justice aura qualifié de « terroriste suspecté ». Toute personne ainsi désignée risque un temps indéfini d'emprisonnement sans réel droit de recours juridique. Dans le passé, la « détention préventive » était considérée comme anticonstitutionnelle (6).

Qu'est-ce qu'une organisation terroriste ?

L'ancienne loi permettait d'expul ser des non-citoyens soutenant l'activité terroriste. Dans la nouvelle, ils pourront l'être pour toute « association », quelle qu'elle soit, avec « une organisation terroriste ». Malgré les apparences, cette disposition ébranle le droit d'association inscrit dans la Constitution. La notion même d'organisation terroriste est tellement large et floue qu'elle peut inclure des mouvements de libération comme le Congrès national africain (ANC) ou des groupes tels que l'Armée républicaine irlandaise (IRA). Tout non-citoyen donnant une aide humanitaire ou médicale à ce genre d'association, ou soutenant matériellement leur message politique, pourrait être emprisonné indéfiniment.

Elément-clé de la nouvelle législation, l'expansion des écoutes téléphoniques. Avant le 11 septembre, celles-ci étaient strictement réglementées et n'étaient autorisées qu'en cas de présomption de délit. L'écoute ordonnée par le juge devait être limitée dans le temps, à un nombre défini de numéros de téléphone et de types de conversation (7). Une exception à ces règles strictes fut introduite en 1978 pour permettre au gouvernement de procéder à des écoutes dans le cadre d'opérations de renseignement concernant des gouvernements ou des organisations terroristes étrangers (8). Un tribunal secret fut institué pour autoriser ces écoutes non justifiées par des preuves d'agissements criminels. Il est composé de juges fédéraux déjà nommés à vie, mais spécialement sélectionnés par le ministère de la justice pour siéger également à huis clos dans les cas d'espionnage. Sa juridiction a été étendue pour permettre au FBI de perquisitionner secrètement dans des bureaux et des domiciles privés ou obtenir des informations confidentielles, bancaires ou autres. En fait, le tribunal n'a guère été plus qu'une chambre d'enregistrement des requêtes des agences d'espionnage. Pendant ses vingt-trois années d'existence, il a autorisé plus de 10 000 écoutes et n'a jamais refusé une requête introduite par les services de renseignement (9).

Dans la nouvelle loi, le tribunal sera habilité à autoriser des écoutes et des perquisitions secrètes pour des délits de droit commun. Le FBI pourra ainsi passer outre les protections constitutionnelles. Par exemple, la loi permettra d'autoriser des écoutes sur tout téléphone ou ordinateur utilisés par un suspect. La lecture des courriers électroniques sera permise avant même que le destinataire ne les reçoive (10). Des milliers de conversations seront écoutées ou lues, qui n'ont rien à voir avec le suspect ou un quelconque délit.

Le texte prévoit aussi une extension des pouvoirs d'investigation et de poursuites : l'utilisation d'agents secrets pour infiltrer des organisations, des peines de prison plus longues, la surveillance à vie de certains détenus ayant purgé leur peine, une extension du champ d'application de la peine de mort et un allongement des délais de prescription pour la poursuite de criminels (11). La nouvelle loi encourage la délation en criminalisant toute personne n'ayant pas notifié au FBI un « soupçon raisonnable » sur quelqu'un qui serait sur le point de commettre un acte terroriste. Les termes de cet article sont tellement vagues qu'ils permettent de poursuivre toute personne, aussi innocente soit-elle, ayant quelque lien que ce soit avec un individu soupçonné de terrorisme. En somme, la nouvelle législation représente l'une des offensives les plus vastes contre les libertés aux Etats-Unis depuis plus d'un demi-siècle. Elle ne procurera vraisemblablement aucune sécurité supplémentaire aux Américains. Mais elle les rendra moins libres.

A tout cela s'ajoute la censure rampante. « Les gens doivent faire attention à ce qu'ils disent et à ce qu'ils font », a prévenu début octobre le porte-parole de la Maison Blanche, M. Ari Fleis- cher (12). Comme l'a expliqué le président des Etats-Unis le 20 septembre, « vous êtes avec nous ou avec les terroristes ». Mettre en question les pratiques et les politiques de l'Etat serait devenu un acte antipatriotique. Les dissidents refusant les appels à la guerre, ou ceux qui tentent d'examiner les causes sous-jacentes du 11 septembre, n'ont guère droit à la parole et sont souvent stigmatisés si d'aventure ils la prennent.

En témoigne ce qui s'est passé quand l'écrivaine Susan Sontag a mis en question l'idée selon laquelle l'attaque du 11 septembre aurait été un assaut « contre la civilisation et la liberté ». Elle considérait plutôt cette opération comme la conséquence « de certaines actions et d'alliances spécifiques des Etats-Unis, de la superpuissance mondiale autoproclamée ». Dans les jours qui ont suivi, on l'accusa d'être « moralement obtuse » et de faire partie « des gens qui haïssent l'Amérique (13) ». Le tabloïd new-yorkais The Daily News a décrit tous ceux qui essayaient d'y voir plus clair en ces termes : « rejetons des années 1960, musulmans radicaux, frange extrême de l'extrême gauche, fous furieux (...) que seul l'ennemi peut aimer (14) ».

L'autocensure des médias et même des organisations de centre gauche va également bon train. Une station de radio, Kmel 106.1 FM à San Francisco, a licencié Davey D.Cook, un journaliste connu qui avait interviewé le seul membre du Congrès ayant voté contre la guerre, la démocrate de Californie Barbara Lee. Les télévisions ne couvrent pas volontiers les manifestations antiguerre, et, au sujet d'une manifestation pacifiste qui réclamait pourtant la poursuite en justice des auteurs des attentats, The New York Times a titré : « Des protestataires réclament la paix avec les terroristes (15). »

Il n'est plus permis de critiquer les dirigeants américains, quand bien même la critique n'aurait rien à voir avec la guerre. Deux grandes organisations écologistes, le Sierra Club et le National Resources Defense Council (NRDC), ont ainsi retiré leur publicité contestant la politique environnementale du président. L'une d'elles a même enlevé de son site Internet une attaque contre la politique du maire de New York, M. Rudolph Giuliani, la remplaçant par un message de soutien. De même, des groupes de presse, dont The New York Times, ont préféré ne pas publier les résultats du recomptage des voix effectué par leurs soins en Floride, Etat contesté lors de la dernière élection présidentielle, redoutant qu'une telle information mette en cause la légitimité du président George W. Bush.

Censure officielle

La censure officielle, elle, est de plus en plus ouverte. Le président Bush a même annoncé, avant de se rétracter quelques jours plus tard, qu'il allait sévèrement limiter les briefings militaires et de renseignements aux membres du Congrès. Dans une telle hypothèse, la Maison Blanche aurait détenu tous les pouvoirs, une perspective aussi dangereuse qu'anticonstitutionnelle. Aujourd'hui, personne ne sait si les informations transmises au législateur sont complètes. La presse n'a pas obtenu le droit d'accompagner les troupes américaines à l'étranger.

Mais l'acte de censure le plus remarquable a été la demande adressée par la Maison Blanche aux cinq grandes chaînes de télévision de ne pas diffuser les déclarations de M. Oussama Ben Laden et de ses associés. Leurs messages, ont expliqué les autorités, contenaient des codes secrets. En outre, ont-elles ajouté, la Maison Blanche ne voulait pas qu'une propagande appelant à l'assassinat d'Américains soit rendue publique. Ces deux arguments n'ont aucun sens. Les déclarations de M. Ben Laden sont accessibles à travers le monde, et leur diffusion aux Etats-Unis devrait normalement renforcer et non affaiblir le soutien populaire à la guerre. Quant aux codes secrets, l'Etat admet n'en avoir trouvé aucun. Néanmoins, les chaînes américaines se sont pliées aux desiderata de l'administration.

Depuis toujours, les Etats-Unis se sont enorgueillis de leurs droits constitutionnels : liberté de parole et liberté de la presse, particulièrement importantes en temps de guerre, quand un débat public vigoureux devient essentiel à la démocratie. Il n'est pas rare que des gouvernements mettent en oeuvre des solutions policières draconiennes dans des périodes de crise aiguë. Cela s'est déjà produit aux Etats-Unis et ailleurs. Mais l'histoire enseigne que les moments d'hystérie, de guerre et d'instabilité sont des temps où il ne faut surtout pas promulguer de nouvelles lois limitant les libertés et octroyant des pouvoirs encore plus grands à l'Etat et à ses organes répressifs.

MICHAEL RATNER.

 

(1) Voir The Washington Post, Washington, 14 septembre 2001, et The New York Times, New York, 29 septembre 2001.

(2) Dans la loi américaine, on utilise le terme alien pour désigner tout non-citoyen, qu'il s'agisse de résidents permanents, d'étudiants ou de touristes.

(3) Selon The Washington Post du 22 octobre, le FBI s'irriterait du silence des présumés complices de M. Ben Laden au point qu'il envisagerait de « faire usage de drogues ou de moyens de pression », voire de les « extrader vers des pays alliés où les services de sécurité emploient des menaces contre les familles ou recourent à la torture ».

(4) Voir Ronnie Gilbert, FBI Investigation of Women in Black, 4 octobre 2001.

(5) D'après les agents du FBI, les procureurs et le ministre de la Justice, M.Ashcroft, cette loi aura pour première conséquence d'accroître « très sensiblement » le nombre de personnes détenues (près de 1 000 au moment du vote).

(6) Un suspect ne pouvait être détenu qu'après une audience devant un tribunal et s'il était considéré comme un danger pour la communauté ou susceptible de s'enfuir.

(7) Ces limitations sont basées sur le quatrième amendement de la Constitution américaine, qui interdit des perquisitions ou des saisies sans autorisation juridique. Dans la loi, les écoutes sont considérées comme une saisie de conversation.

(8) Foreign Intelligence Surveillance Act (1978).

(9) Voir Patrick S. Poole, Secret Court : the Foreign Intelligence Surveillance Court.

(10) La nouvelle loi autorise l'utilisation de systèmes tels que « Carnivore », qui peut surveiller tous les courriers électroniques passant à travers un service Internet.

(11) Reste à savoir combien de temps le gouvernement détiendra ces pouvoirs. Certains voudraient insérer une disposition qui ferait automatiquement expirer ces pouvoirs dans cinq ans. L'administration Bush voudrait les voir indéfiniment prorogés.

(12) Voir l'éditorial du Los Angeles Times, 2 octobre 2001.

(13) Voir l'article de Celestine Bohlen dans The New York Times, 29 septembre 2001.

(14) 5 octobre 2001. Ajoutons que le maire de New York a refusé un chèque de 10 millions de dollars du prince saoudien Waleed Ben Talal, parce que ce dernier avait osé dire que les Etats-Unis devraient réexaminer leur politique dans le conflit israélo-palestinien.

(15) The New York Times, 30 septembre 2001.