Le Monde diplomatique
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> DÉCEMBRE 2001     > Page 25

 

SOUS LE SIGNE DU TERRORISME ÉLECTORAL

« Contras » et « compas », une même amertume

Par RAPHAËLLE BAIL
Journaliste.


Héros national de la lutte anti-impérialiste des années 1920, Augusto Cesar Sandino les appelait les « frontières oubliées du Nicaragua ». Quatre-vingts ans après, les régions du nord se consolent de leur isolement en occupant une place essentielle dans l'imaginaire collectif du pays : elles furent, dans les années 1980, le théâtre des combats les plus acharnés entre l'Armée populaire sandiniste (EPS) et la Résistance nationale, dernière appellation des contre-révolutionnaires, plus connus sous le nom de contras. Témoins de luttes fratricides, las montañas, zone montagneuse pelée aux forêts mutilées par les coupes sauvages et au sol noirci par les brûlis, abritent désormais des démobilisés des deux camps. Redevenus paysans, ils cultivent un peu de terre et attendent toujours la construction des logements, écoles et centres de soins promis... il y a plus de dix ans.

Le conflit a surgi dans cette région peu après la chute du dictateur Anastasio Somoza et la prise du pouvoir par le Front sandiniste de libération nationale (FSLN), en 1979. Alors que les sans-terre et semi-prolétaires des campagnes rejoignent avec enthousiasme les rangs de la révolution, les paysans, traditionalistes et catholiques, vivent mal les grands projets lancés par les sandinistes. Passe encore la croisade d'alphabétisation. Mais la réforme agraire de 1981, les coopératives agricoles et les fermes d'Etat, le contrôle des prix - sans parler du « marxisme athée du FSLN » (qui compte alors trois prêtres au gouvernement !) et du service militaire obligatoire - les poussent vers la machine de guerre contre-révolutionnaire financée par le président américain Ronald Reagan.

Lorsque la guerre cesse, en 1990, après une longue négociation et la victoire électorale de l'Union nationale d'opposition (UNO) de Mme Violeta Chamorro, le bilan est lourd : 57 000victimes, dont 29 000 morts (les autres sont blessés et mutilés) (1), 350 000déplacés pour une population de 3,8 millions d'habitants. L'importance des forces en présence - 22 413hommes pour la contra et 86 810 pour l'armée (2) - implique une démobilisation de grande ampleur. Faute de volonté politique et de moyens (généreux pour irriguer la guerre de leurs millions de dollars, les Etats-Unis se sont désintéressés de la reconstruction du pays), l'après-guerre se montrera incapable de rendre une place et une dignité à ces dizaines de milliers de combattants, pourtant acteurs d'un des épisodes les plus marquants de l'histoire du pays et, sans doute, du XXe siècle des révolutions.

A Jinotega, le siège du Parti de la résistance nationale (PRN) résonne des plaintes des anciens « mercenaires ». Disciplinés, les anciens compagnons d'armes de la contra attendent leur tour pour parler. Ils espèrent encore que leur engagement passé leur rapportera de quoi vivre dans le présent. Tous expriment leur conviction d'avoir lutté contre le « totalitarisme » et tous constatent que le pays le leur rend bien mal : « Après la démobilisation, nous attendions tous une vie meilleure, entend-on au fond de la salle. On pensait que le pays nous offrirait un véritable avenir. »

Mise en place sous le patronage de l'Organisation des Nations unies pour l'Amérique centrale (Onuca) et de la Commission internationale d'appui et de vérification de l'Organisation des Etats d'Amérique (CIAV-OEA), la démobilisation devait pourtant garantir la paix et la réinsertion des contras. Il prévoyait la création de « pôles de développement » répondant aux besoins des démobilisés - 71 % de paysans (3) ; terres, outils de travail et ressources nécessaires à la relance de la production ; logements, écoles et centres de soins pour l'infrastructure des « pôles de développement ».

Malgré les 500 000 hectares de terre distribués par l'Institut national de réforme agraire (INRA) de 1990 à 1992, le bilan est aujourd'hui plutôt maigre. Et les anciens de la contra chantent tous la même complainte. « Ceux qui ont obtenu des terres sont peu nombreux, et quand on a un bout de terrain, il manque le titre de propriété, explique M. Oscar Rojas, venu de Quilalí, berceau de la contra. Dans ces conditions, on ne peut pas aller voir les banques pour emprunter, acheter les outils et commencer à travailler. »

Quant aux pensions de guerre, au montant fixé par la loi, tous ces hommes les considèrent comme des « aumônes » : la plus élevée (versée aux infirmes de guerre) ne dépasse pas 400 cordobas (210 francs/ 32 euros), un montant cinq fois inférieur à celui du minimum vital. « Les conditions de vie sont pires qu'il y a dix ans. La seule chose positive, c'est que nous ne sommes plus en guerre. Mais franchement, je ne sais pas si la pauvreté vaut mieux que la guerre », résume Roberto, paysan nostalgique et invalide, naguère « freedom fighter » - « combattant de la liberté » - de M. Ronald Reagan, assuré du couvert et d'une paire de bottes neuves tous les deux mois.

Orphelins d'une idéologie

Si, en 1990, tous les anciens combattants du Nicaragua devinrent des soldats sans guerre, les vétérans de l'EPS se sont de plus retrouvés orphelins d'une idéologie. Le rêve sandiniste avait mobilisé une génération entière et suscité un puissant et durable lien de solidarité. Pour ces compañeros, la pilule est dure à avaler : peuvent-ils, comme les anciens de la contra, s'accrocher à l'idée que la guerre « en valait la peine » alors que les gouvernements de droite qui se succèdent depuis dix ans leur répètent qu'ils ont été les pions d'une aventure insensée, sanglante et archaïque ? « On est allé alphabétiser dans les campagnes, on a coupé du café, on s'est battu contre la CIA et, après les élections [de 1990] , la contre-révolution a effacé tout ça »,  enrage M. Jorge Montoya, engagé à dix-huit ans et proche de l'Association des militaires retraités (AMIR). « Aujourd'hui, nos gamins n'ont même pas idée de la beauté de la croisade d'alphabétisation ! » Etrange et douloureuse sensation de s'être sacrifié pour un régime relégué aux oubliettes de l'histoire tandis que l'on croupit dans les difficultés matérielles.

Selon M. Joaquín Cuadra, ancien chef de l'état-major sandiniste, « la réduction des effectifs militaires fut traumatisante, humainement et matériellement parlant. Nous avons essayé d'être le plus juste possible avec nos hommes ; nous leur avons donné ce que nous pouvions ». En effet, lorsque, en 1990, dans un Nicaragua exsangue et ruiné par le conflit, l'armée réduit ses effectifs, elle le fait radicalement : en quelques mois, on renvoie chez eux 66 000 appelés du service obligatoire et, de 1990 à 1993, on licencie 8 000 officiers. L'armée passera de 97 000 hommes en 1989 à 12 000 en 2000. Malgré les 500 millions de dollars investis dans cette opération, en dépit des compensations financières, des terres et des maisons distribuées, la réinsertion se fracasse, comme dans le cas de la contra, contre la non-titularisation des terres et l'absence de programme de qualification et de réadaptation.

Lâchés par le gouvernement

Plus « urbains », plus « éduqués », les soldats de l'EPS se seraient facilement adaptés aux conditions de vie en temps de paix, prétend-on. « Faux, répond M. Sergio Ortega, membre de l'AMIR, il n'y a pas eu de plan national de réinsertion pour les retraités de l'armée. Nous avons essayé d'impulser nos propres initiatives, mais nous autres, compañeros, vivons dans des conditions très difficiles. Plus de 60 % d'entre nous seraient au chômage et beaucoup ont émigré au Costa Rica ou aux Etats-Unis. » On les retrouve aussi chauffeurs de taxi dans les rues de Managua, fiers de raconter leurs années de guerre, ou encore vigiles - lourdement armés - dans les magasins. Certainement l'activité la plus proche de la culture de guerre qu'ils ne parviennent pas à laisser derrière eux.

« Lâchés ». Les anciens combattants du Nicaragua se sentent tous lâchés par le gouvernement, l'armée et la communauté internationale. Par une cruelle ironie de l'histoire, contras et compas (4) revendiquent aujourd'hui les mêmes droits et dénoncent les mêmes injustices : ils ne sont qu'une seule et même population souffrant d'une absence de reconnaissance et d'une totale précarité. Dans un Nicaragua où les clivages marquent encore très fortement le champ politique, la réalité commune à laquelle ils font face écarte les rancoeurs ; la réconciliation du peuple nicaraguayen (objectif élevé au rang de mythe par l'ancienne présidente Violeta Chamorro) se concrétise ainsi grâce à de discrètes initiatives prises en commun par les anciens combattants.

A San Rafael del Norte, c'est au sein de l'Union démocratique de l'EPS et de la Résistance (UDER) que 500 démobilisés surmontent ensemble leurs désillusions grâce à de multiples projets de réinsertion. Ancien cadre de l'EPS et président de l'UDER, M. Diñgenes Díaz raconte, avec l'humour de celui qui en a vu d'autres, les premiers pas de son organi-sation : « Un jour, on a laissé tomber les AK-47 pour des battes de base-ball et on a décidé de former une ligue à nous tous seuls. C'est le sport roi du Nicaragua et c'est comme ça qu'on a reconstruit une espèce de fraternité. » Legs d'une décennie de guerre civile, la méfiance s'est peu à peu estompée. Elle était sans doute moins forte que la frustration partagée d'un après-guerre volé.

Selon le sociologue Orlando Nuñez, l'absence d'implications internationale et institutionnelle dans les défis de l'après-guerre explique l'échec de la réinsertion. « Le Nicaragua pensait recevoir un soutien international, semblable au plan Marshall, mais la CIAV est venue démobiliser sans penser à la suite », soutient-il. Etrange silence, en effet, que celui qui occulte la situation du Nicaragua. Quand les Etats-Unis et l'URSS s'affrontaient sur les débris de ce qui avait été une authentique révolution populaire, des centaines de correspondants de presse couvraient la guerre. Pays parmi les plus pauvres de la planète, le Nicaragua a, depuis, été complètement oublié.

Les années 1990 ont été profondément marquées par le retour à la violence de nombreux groupes de « réarmés ». Enlèvements, blocages de routes et règlements de comptes ont servi de moyens de pression pour obtenir du gouvernement la réalisation des promesses de 1990. Une violence perpétrée à la fois par les recontras (réarmés de la contra), les recompas (réarmés de l'EPS) et même les revueltos (groupes conjoints de recontras et de recompas).

« Certains anciens combattants ont fait de la violence un mode de vie : agressions, attaques de banque, enlèvements et ce que les gens nomment délinquance, tout est empreint de questions militaires, analyse M. Orlando Nuñez. Et s'il est évident que les démobilisés, peu éduqués et peu qualifiés, subissent la situation économique et sociale, ils la compliquent également. » Bien que souvent instrumentalisés, tant par le FSLN que par la « droite dure » en fonction d'objectifs conjoncturels, ils eurent toutefois le mérite de révéler l'exaspération de toute une partie de la population. Ainsi, les revendications du Front uni Andrés Castro (FUAC), seul mouvement de recompas encore actif dans la région du Triangle minier (au nord-est du Nicaragua), ont un contenu idéologique bien marqué : ils réclament une véritable réforme agraire, l'octroi de coopératives aux anciens combattants et de services de base à tous les campesinos (éducation, santé, etc.).

Stratégie ou basse manoeuvre ?

Le FUAC dénonce régulièrement le « pacte » passé entre le FSLN et le Parti libéral au pouvoir. Conclu en août 1999 avec le président Arnoldo Alemán, ces « accords de gouvernabilité » ont permis aux deux partis d'obtenir des positions-clés au sein de la Cour suprême, du Conseil électoral, de la Contraloría -l'unique institution gouvernementale devenue crédible du fait de sa lutte contre la corruption -, marginalisant de fait les autres acteurs ou formations politiques. Stratégie pour reconquérir le pouvoir ou basse manoeuvre de certains dirigeants sandinistes pour préserver les intérêts économiques acquis après 1990 et qui ont fait d'eux, à côté des élites traditionnelles, une « nouvelle classe » de privilégiés (5), el pacto a troublé et divisé l'opinion.

Petite étincelle révolutionnaire ou mouvement de désespérés, le FUAC a le mérite de titiller la conscience nicaraguayenne endormie en rappelant l'échec global de la réinsertion des anciens combattants, l'errance de certains dirigeants sandinistes et le naufrage d'un pays qui avait réussi à sortir de l'oppression.

RAPHAËLLE BAIL.

 

Lire :
- Occasion perdue au Nicaragua

(1) Roberto J. Cajina, Transición politica y reconversión militar en Nicaragua, 1990-1995, CRIES, Managua, 1996.

(2) Autant le chiffre des militaires sandinistes est fiable, autant le nombre des contras diffère suivant les sources. Ainsi, si on évoque fréquemment une vingtaine de milliers d'hommes, la Commission internationale d'appui et de vérification de l'Organisation des Etats américains (CIAV-OEA) ne comptabilisait que 13 800 irréguliers en 1990, au moment de la démobilisation.

(3) Zoilamérica Ortega, Desmovilisados de guerra en la construcción de la paz en Nicaragua, Centro de estudios internacionales, Managua, 1996.

(4) Diminutif de compañeros.

(5) Lire Maurice Lemoine, « Le Nicaragua tenté par un retour au passé », Le Monde diplomatique, octobre 1996.