Le Monde diplomatique
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> DÉCEMBRE 2001     > Pages 18 et 19

 

LA CONSTRUCTION DE LA « COALITION CONTRE LE TERRORISME »

Jeu triangulaire entre Washington, Moscou et Pékin

On aurait tort d'interpréter la construction par les Etats-Unis d'une large coalition internationale contre le terrorisme comme le signe d'une démarche « multilatéraliste ». Car Washington s'enfonce, au contraire, dans l'« unilatéralisme », fixant seul les « missions » militaires et politiques de sa guerre sans consulter ni faire directement participer ses alliés. D'où son subtil jeu triangulaire avec Moscou et Pékin, qui, pour leur part, s'affirment comme de bons partenaires tout en défendant pied à pied leurs intérêts.

Par GILBERT ACHCAR
Enseignant à l'université Paris-VIII - Saint-Denis. Dernier ouvrage paru : Le Choc des barbaries. Terrorismes et désordre mondial, Complexe, Bruxelles, 2002.


Rarement événement aura été aussi mal interprété, quant à son impact sur les relations internationales, que les attentats de New York et de Washington. On a souvent évoqué l'attaque de Pearl Harbor le 7 décembre 1941. Pour les va-t-en-guerre, ce type d'analogie a une fonctionnalité évidente : justifier la nouvelle version de l'interventionnisme de Washington. Après la « guerre humanitaire » de l'administration Clinton, c'est, en effet, sous le signe de la « guerre contre le terrorisme » que la nouvelle administration Bush entend contribuer à la mise au pas de la planète.

En même temps, le département d'Etat cherche à faire passer le message, largement relayé dans les médias, selon lequel les Etats-Unis auraient finalement opté pour ce « multilatéralisme » que la nouvelle équipe à la Maison Blanche semblait rejeter au départ (1). Or la comparaison des événements en cours avec la guerre du Golfe est fort instructive à cet égard. A l'époque, pour réconcilier son pays et son opinion avec la guerre, M. George Bush père avait veillé à s'entourer d'une très vaste coalition internationale (2), à se draper dans les résolutions de l'Organisation des Nations unies (ONU) et à obtenir la complicité, active ou passive, de Moscou et de Pékin. Autant de facteurs qui avaient joué un rôle déterminant dans le feu vert accordé par le Congrès, à une étroite majorité, en janvier 1991, à l'utilisation des forces armées américaines.

Dix ans plus tard, M. George Bush fils, loin de renouer avec le même type de « multilatéralisme », s'enfonce un peu plus dans l'« unilatéralisme », sous couvert de « coalition ». Comme l'a bien dit M. Hubert Védrine, le ministre français des affaires étrangères, « les Etats-Unis restent unilatéralistes dans leur réengagement (3)  ». Reprenons la comparaison avec la guerre du Golfe. En 1991, les Etats-Unis agissaient dans le cadre d'un mandat du Conseil de sécurité, même si, dans la pratique, la guerre du Golfe était menée au nom des Nations unies, mais non par elles - comme n'avait pas manqué de le relever le secrétaire général de l'époque, M. Javier Pérez de Cuellar. L'administration Bush père prit même prétexte des limites du mandat de l'ONU, comme des souhaits de ses partenaires régionaux, afin de justifier le fait de ne pas avoir lancé son armée sur Bagdad pour renverser le régime de M. Saddam Hussein. Cette fois, en revanche, pour reprendre les termes du secrétaire à la défense Donald Rumsfeld, « c'est la mission qui détermine la coalition, et nous ne permettons pas à des coalitions de déterminer la mission (4) ». Laquelle est évidemment fixée par Washington.

De fait, les Etats-Unis ont délibérément refusé l'offre du Conseil de sécurité qui, par sa résolution 1368 du 12 septembre, s'était déclaré prêt à prendre toutes les mesures nécessaires pour riposter aux attentats de la veille, dans le cadre de la charte des Nations unies. Ils ont décliné la proposition de leurs alliés les plus proches, qui se sont empressés d'invoquer, pour la première fois, l'article V du traité de l'Atlantique nord portant sur la solidarité défensive des Etats membres de l'Alliance atlantique. Ils ont préféré partir seuls en guerre avec le fidèle premier ministre britannique, Anthony Blair (que de mauvaises langues appellent dorénavant « US Vice President Blair »), et se sont arrogé le privilège de faire appel aux contributions militaires individuelles de leurs alliés, selon leurs propres besoins, à leurs propres conditions et sous leur commandement exclusif.

« Ou bien vous êtes avec nous, ou vous êtes avec les terroristes », a déclaré M. Bush lors de son discours devant le Congrès, le 20 septembre 2001. Et, le 6 novembre, recevant son homologue français Jacques Chirac, il a adressé aux « coalisés » l'avertissement suivant : « Un partenaire de coalition doit faire plus que juste exprimer sa sympathie ; un partenaire de coalition doit s'acquitter de sa tâche (...). Je n'ai pas de nation particulière à l'esprit, au moment où je vous parle. Il faut accorder à tous le bénéfice du doute. Mais, à la longue, il sera important pour les nations de savoir qu'elles auront des comptes à rendre pour leur inactivité. »

Ce message était visiblement destiné aux pays musulmans, nettement moins nombreux et moins engagés aux côtés des Etats-Unis qu'en 1991. Mais il était martelé en présence d'un des alliés occidentaux de Washington. Tout en participant à la surenchère générale dans l'expression de la solidarité avec les Etats-Unis à la suite des attentats du 11 septembre et en envoyant des soldats leur prêter main-forte - de façon mesurée - en Afghanistan, la France avait, encore une fois, prodigué des conseils non sollicités aux dirigeants américains, les conjurant de ne pas réagir trop brutalement et unilatéralement, les invitant notamment à passer par l'ONU. Elle avait été suivie, dans un premier temps, par ses partenaires de l'Union européenne.

Toutefois, l'évolution des événements a apporté une nouvelle déception à tous ceux qui espèrent voir émerger une attitude européenne, unifiée et autonome, à l'égard des Etats-Unis dans le domaine politico-militaire. Emboîtant le pas à M. Blair, le chancelier allemand Gerhard Schröder, après avoir mis ses avions-radars Awacs à contribution pour la surveillance de l'espace aérien américain, a décidé de dépêcher un contingent de la Bundeswehr à la demande de Washington, au risque d'une crise politique majeure dans sa propre coalition. L'Italie de M. Silvio Berlusconi n'a pas été en reste, et la France a fini par envoyer ses Mirage. Le fait que ces Etats - et d'autres membres de l'Union européenne - répondent ainsi indivi-duellement aux demandes américaines témoigne éloquemment des limites de la « politique étrangère et de sécurité commune ».

Toutefois, si les observateurs ont pu parler de tournant des relations internationales, c'est à propos des rapports de Washington, non avec ses alliés traditionnels, mais avec la Chine et la Russie, deux puissances que leur opposition aux Etats-Unis a conduites, depuis quelques années, à une coopération militaire et politique accrue, au nom de la lutte contre « l'hégémonie unipolaire ». Sous cet angle, les bombardements américains de l'Afghanistan ne sauraient, cependant, être comparés à ceux de la Serbie, alliée de Moscou et de Pékin. En effet, les deux capitales s'opposent tout autant que Washington au « terrorisme islamique » : elles avaient même mis sur pied depuis 1996, avec trois Républiques d'Asie centrale liées à Moscou (Kazakhstan, Kirghizstan et Tadjikistan), un « groupe de Shanghaï » destiné à lutter en commun contre le militantisme islamique. Ce groupe est devenu, en juin dernier, l'Organisation de coopération de Shanghaï, avec l'Ouzbékistan comme sixième membre. La Russie et la Chine étaient donc bien prédisposées à soutenir une lutte internationale contre l'islamisme radical.

Néanmoins, après le 11 septembre, Pékin, tout en proclamant son soutien de principe à la lutte contre le « terrorisme », s'est tenu sur une réserve semblable à celle qu'avait exprimée, lors de la guerre du Golfe, son abstention au Conseil de sécurité. Soucieux de ne pas froisser Washington avant l'adhésion de leur pays à l'Organisation mondiale du commerce (OMC), acceptée à Doha le 10 novembre 2001, les dirigeants chinois ont mis toutefois deux bémols à leur appui : ils ont souhaité que la riposte aux attentats s'effectue dans le cadre des Nations unies et ont demandé une réciprocité de soutien par rapport à leur propre lutte contre le « terrorisme islamiste » au Xinjiang, voire contre le « séparatisme » taïwanais.

Pékin a, par ailleurs, de nombreuses raisons de s'inquiéter des événements en cours : la perspective de l'installation durable des forces des Etats-Unis à ses frontières occidentales ; le resserrement des liens entre Washington et le Pakistan d'une part, l'Inde d'autre part, diminuent la marge de manoeuvre de la Chine, qui soutenait le premier pour mieux neutraliser la seconde ; le nouveau pas franchi par le Japon dans le recouvrement d'une capacité politique d'intervention militaire à l'étranger ; l'accentuation des pressions américaines pour que les Chinois cessent leurs livraisons de matériel militaire à des Etats accusés d'être des soutiens du « terrorisme », alors que les Américains refusent de diminuer leurs livraisons d'armes à Taiwan ; et enfin, bien sûr, le rapprochement entre Moscou et Washington, dont la Chine appréhende qu'il débouche sur un acquiescement russe au projet américain de bouclier antimissile.

Plutôt que de se détendre réellement, les rapports entre Pékin et Washington se sont même quelque peu envenimés, en raison du refus américain de lever les sanctions imposées à la Chine, cette année, pour avoir fourni à Islamabad du matériel pouvant servir à la fabrication de missiles - ce que nient les dirigeants chinois. Refus d'autant plus irritant pour eux que les Etats-Unis ont levé, après le 11 septembre, les sanctions imposées au Pakistan et à l'Inde au nom de la lutte contre la prolifération nucléaire. Ce passif a pesé sur le sommet de la Coopération économique Asie-Pacifique (APEC) tenu à Shanghai en octobre, qui devait être l'occasion de souligner la solidarité des pays de la zone avec les Etats-Unis en guerre. Or, malgré la satisfaction affichée officiellement, le résultat fut décevant pour Washington : la résolution finale du sommet n'exprime pas de soutien direct à l'offensive américaine et souligne la nécessité d'inscrire les actions entreprises contre le terrorisme dans le cadre de l'ONU et du droit international.

Dépasser la guerre froide

Ce sommet fut d'ailleurs l'occasion d'un remarquable jeu triangulaire entre les présidents Vladimir Poutine, Jiang Zemin et Bush : le 19 octobre, le président américain se réunissait avec son homologue chinois sans réussir à le convaincre du bien-fondé du projet américain de bouclier antimissile. Le lendemain, la rencontre Poutine-Jiang débouchait sur une déclaration commune appelant à la cessation rapide des bombardements sur l'Afghanistan et réaffirmant l'attachement des deux pays au traité ABM de limitation des dispositifs antimissiles, que M. Bush considère périmé. Le surlendemain, la réunion des leaders russe et américain s'achevait sur une note plus réconfortante pour ce dernier : le président russe annonçait qu'il était persuadé que les deux pays parviendraient à s'entendre sur la question de la défense antimissile, tandis que M. Bush appelait à nouveau à dépasser « véritablement » la guerre froide.

Ce jeu triangulaire, dans lequel M. Poutine a le beau rôle et qu'il semble apprécier, n'a pas commencé avec les récents événements. Depuis son accession au pouvoir, le président russe agit sur la scène internationale dans deux directions prioritaires correspondant aux intérêts des deux principaux exportateurs de son pays : le secteur des hydrocarbures et l'industrie d'armement. Il a renforcé les liens avec les clients de l'armement russe, en particulier la Chine, l'Inde et l'Iran, au grand dam de Washington (5). Il a également courtisé les deux principaux clients potentiels des hydrocarbures russes : la Chine encore, qu'un oléoduc de 2 400kilomètres de long alimentera en pétrole sibérien dès 2005, et l'Allemagne, dont Moscou est déjà le premier fournisseur de gaz et un fournisseur majeur de pétrole, et qui se situe, de surcroît, au premier rang des créanciers de la Russie. Il a, en outre, resserré les liens de Moscou avec Bagdad, dans l'attente que la fin de l'embargo imposé à ce pays libère les contrats très prometteurs accordés à l'industrie pétrolière russe.

Le Vladimir Poutine qui a signé à Moscou, en juillet 2001, un traité de coopération et de soutien mutuel avec la Chine, pour une durée de vingt ans, dont les clauses politiques sont implicitement dirigées contre Washington, est le même qui a rencontré M. George W. Bush à quatre reprises, depuis l'investiture de celui-ci, avec à chaque fois des manifestations d'amitié et de bonne entente. La raison de cette sollicitude mutuelle n'est pas difficile à saisir. Echaudé par l'accueil froid que lui a réservé l'Europe au début de son mandat, le président américain a compris qu'il avait besoin d'amadouer la Russie pour faire passer auprès de ses alliés, voire dans son propre pays, le projet de bouclier antimissile dont il a fait l'un de ses objectifs majeurs. De son côté, le président russe a compris que ce projet, qui n'a pas d'effet neutralisant sur la dissuasion nucléaire russe, du moins dans l'avenir prévisible, pouvait devenir une monnaie d'échange fort précieuse dans les rapports avec les Etats-Unis.

La liste des desiderata formulés à Moscou - comme mesures de compensation pour un acquiescement russe au souhait de l'administration Bush d'abroger ou de modifier radicalement le traité antimissile balistique (ABM) de 1972, afin de pouvoir effectuer de nouveaux tests de missiles antimissiles sans limitation aucune - n'a cessé de s'allonger au cours des derniers mois. Elle comprend : une nouvelle réduction symétrique et contractuelle des armes stratégiques des deux pays, la Russie étant désireuse de diminuer les dépenses d'entretien d'une force nucléaire actuellement très supérieure aux besoins de sa dissuasion, et ce afin de pouvoir augmenter le budget de ses forces conventionnelles ; la réduction de la dette extérieure due par Moscou aux créanciers gouvernementaux du Club de Paris ; le soutien américain à la demande russe d'adhésion à l'OMC, à l'horizon 2004, et l'abolition d'obstacles sur cette voie tels que l'amendement Jackson-Vanik de 1974 (6).

Lorsque survinrent les attentats du 11 septembre, le président Poutine saisit immédiatement l'occasion qui se présentait d'améliorer, à bon compte, sa position de marchandage, tout en marquant des points auprès de l'Allemagne et des Européens (7). La nouvelle compréhension manifestée en Occident à l'égard de la guerre russe en Tchétchénie est, en effet, de nature à atténuer les oppositions parlementaires aux concessions que souhaite Moscou, comme l'a illustré l'accueil chaleureux réservé à M. Poutine par le Bundestag. Grisé par la soudaine amélioration de ses rapports avec l'OTAN, M. Poutine s'est même laissé aller à rêver d'obtenir une participation russe aux décisions de l'Alliance atlantique, ou la transformation de cette dernière en organisation politique comprenant des membres sans statut militaire (8). En outre, la Russie a été récompensée par l'annonce d'un prochain investissement de 4 milliards de dollars par le géant pétrolier américain Exxon dans le champ de Sakhalin1, à l'extrémité orientale du pays.

L'attitude du président Poutine ne coûte pas grand-chose à la Russie en contrepartie, du moins à court terme - contrairement à celle de M. Mikhaïl Gorbatchev en 1990, qui sacrifia un client privilégié de Moscou, l'Irak, sur l'autel des rapports avec l'Occident, après avoir abandonné un empire. L'Afghanistan des talibans est depuis longtemps dans la ligne de mire de Moscou, qui avait menacé de bombarder ce pays en représailles contre le soutien apporté par Kaboul à la fraction islamiste de la rébellion tchétchène. Bien plus, une collaboration entre Américains et Russes contre Kaboul était déjà en place, depuis la rupture de Washington avec ses anciens amis talibans : un groupe de travail sur l'Afghanistan, mis sur pied par les présidents Clinton et Poutine en juin 2000, se réunit périodiquement depuis.

Concrètement, au-delà des informations transmises par les services russes à Washington sur le réseau Al-Qaida, ennemi juré des deux pays, Moscou s'est bien peu engagé : écartant toute perspective de fournir une contribution militaire directe à la guerre, la Russie a ouvert son espace aérien aux avions américains - officiellement, pour le passage des seuls vols humanitaires. Elle a promis de participer aux opérations de récupération d'aviateurs américains, tout en sachant que la probabilité que les talibans puissent abattre des avions est tout à fait minime. Et elle a accru son aide militaire à l'Alliance du Nord, qu'elle soutient depuis longtemps déjà et dont elle souhaite qu'elle s'installe au pouvoir à Kaboul - contrairement au Pakistan, allié régional privilégié de Washington. En gage supplémentaire de sa bonne volonté, Moscou a décidé, sans grand regret, de démanteler deux bases d'écoutes électroniques situées au Vietnam et à Cuba, celle de ce dernier pays couvrant le territoire des Etats-Unis (9).

L'aide la plus spectaculaire en apparence, accordée par M. Poutine à Washington, est son feu vert pour le déploiement de forces américaines dans les ex-Républiques soviétiques limitrophes de l'Afghanistan. Or, même à ce sujet, la concession n'est pas aussi importante qu'on pourrait le croire à première vue. En effet, les Etats-Unis avaient établi une coopération militaire avec le régime autoritaire du président ouzbek Islam Karimov bien avant le 11 septembre - en fait, depuis plus de cinq ans (10). Le président russe n'aurait pas été en mesure d'interdire à Washington l'accès à l'Ouzbékistan, où des militaires américains se trouvaient déjà. En ce qui concerne le Tadjikistan, l'attitude de Moscou reste ambiguë : lors de sa visite récente à Douchanbé, en passant par Moscou, M. Rumsfeld n'a pas obtenu de réponse ferme quant à l'utilisation des aérodromes de ce pays inféodé à la Russie.

Ainsi, les concessions russes réelles sont bien moins considérables qu'elles n'en ont l'air. Le risque le plus grand pris par M. Poutine, celui qui suscite le plus de réticences et de critiques dans son propre entourage et dans son armée, est de voir les Etats-Unis installer durablement leur présence militaire en Afghanistan et en Asie centrale, renforçant ainsi considérablement leurs atouts dans le « grand jeu » pétrolier et stratégique en cours dans cette partie de l'ex-URSS (11). Les généraux russes sont cependant persuadés que l'Afghanistan constitue un tel guêpier que jamais Washington n'arrivera à contrôler ce pays, et certains se réjouissent même à la perspective de voir les Etats-Unis et leurs alliés tomber à leur tour dans le piège fatal qu'ils avaient tendu naguère à l'Union soviétique. Cela dit, le président russe a quand même pris soin d'annoncer à ses généraux une nouvelle augmentation des soldes et du budget militaire, à la veille de son départ pour Washington.

Un cours « unilatéraliste »

Du côté américain, on est moins dupe que ce que pourrait laisser penser la naïveté qu'affecte M. George W. Bush dans ses rapports avec son homologue russe. Lors du sommet de la mi-octobre, le président américain n'a rien cédé sur l'essentiel : il a annoncé unilatéralement la réduction de l'arsenal nucléaire américain au niveau jugé suffisant par le Pentagone, tout en refusant de se lier les mains par un nouveau traité Start, comme celui que les présidents William Clinton et Boris Eltsine avaient envisagé et que M. Poutine réclame ; il a réaffirmé sa détermination à abroger unilatéralement le traité ABM, s'il le fallait, pour aller de l'avant en matière de défense antimissile.

Comme de coutume, les deux gourous rivaux du « réalisme » américain dans le domaine des relations internationales que sont MM. Zbigniew Brzezinski et Henry Kissinger ont exprimé ce qui est le fond de la pensée de Washington : tous deux ont mis récemment l'accent sur l'importance de la détermination de leur pays à agir unilatéralement, et ont désigné l'Irak comme prochaine cible de l'action américaine (12). En somme, comme le confirment déjà les quelques semaines écoulées depuis les attentats, le 11 septembre aura surtout servi à accentuer le nouveau cours hégémonique et unilatéraliste suivi par les Etats-Unis depuis la fin de la guerre froide.

GILBERT ACHCAR.

 

(1) On trouvera une bonne illustration de cet effort et une définition du nouveau « multilatéralisme », éclairante malgré son caractère diplomatique, dans l'exposé de Richard Haas, directeur de la planification politique au département d'Etat, diffusé par ses services sous le titre « After September 11 : American Foreign Policy and the Multilateral Agenda », Office of International Information Programs, US Department of State, Washington, 14 novembre 2001.

(2) C'est ce qu'oublie - un exemple parmi beaucoup d'autres - Edward Luttwak, qui, dans « New Fears, New Alliances » (New York Times, 2 octobre 2001), estime qu'« une alliance des grandes puissances pour l'ordre international », comme la présente, est inégalée depuis celle qui contra la vague révolutionnaire du milieu du XIXe siècle ! L'auteur croit à l'avènement d'« une révolution dans la politique étrangère américaine ».

(3) Le Monde du 16 novembre 2001.

(4) « Face the Nation », CBS, le 23 septembre 2001.

(5) Le 2 octobre 2001, en pleine lune de miel russo-occidentale, la Russie signait un accord-cadre pour la livraison de 7 milliards de dollars d'armements à l'Iran !

(6) Destiné, à l'origine, à contraindre Moscou à laisser émigrer les juifs russes, il empêche la normalisation permanente des relations commerciales américaines avec la Russie, les soumettant à l'approbation annuelle du Congrès.

(7) Lire Nina Bachkatov, « Pourquoi Moscou a saisi la balle au bond », Le Monde diplomatique, novembre 2001.

(8) Sans l'une ou l'autre condition, Moscou déclare ne pouvoir accepter l'adhésion des Etats baltes à l'OTAN, qui figurera au menu du sommet de l'Alliance, à Prague, en novembre 2002.

(9) Le général Anatoly Kvashnine, chef de l'état-major russe, a déclaré que, pour le loyer de la seule base cubaine de Lourdes, soit 200 millions de dollars par an, la Russie pouvait fabriquer et lancer vingt satellites militaires et se doter de nombreux radars modernes. Le Vietnam réclamait, de son côté, 300 millions de dollars de loyer annuel pour la base de Cam Ranh, utilisée à l'origine pour espionner la marine chinoise.

(10) Lire C. J. Chivers, « Long Before War, Green Berets Built Military Ties to Uzbekistan », The New York Times, 25 octobre 2001.

(11) Lire Vicken Cheterian, « Du Golfe à la Chine, des conflits à haut risque », Le Monde diplomatique, novembre 2001.

(12) Zbigniew Brzezinski, « A New Age of Solidarity ? Don't Count on It », The Washington Post, 2 novembre 2001 ; Henry Kissinger, « Where Do We Go From Here ? », The Washington Post, 6 novembre 2001.