Le Monde diplomatique
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> NOVEMBRE 1993     > Pages 8 et 9

 

Les stratèges de Washington se préparent à de nouvelles expéditions guerrières

Par MICHAEL T. KLARE
Professeur à l'université Hampshire, Massachusetts, auteur de Resource Wars : the New Landscape of Global Conflict, Metropolitan Books, New York, 2001.


 

Pendant quarante ans, l'armée américaine a eu une mission essentielle : la destruction des forces soviétiques en cas de conflit de haute intensité. Tel n'est plus le cas. Comme l'a indiqué le général Colin Powell, elle doit désormais être prête à combattre un nouveau type d'adversaire : des puissances montantes du tiers-monde dotées de grandes quantités d'armes modernes. "L'empire soviétique a été remplacé par quelque chose de très différent - un Irak, une Corée [du Nord], d'autres démons et dangers de nature régionale."

Ces remarques furent faites par le général (qui vient de quitter ses fonctions de "patron" des forces armées) le 1er septembre, jour où le Pentagone divulgua le plan de l'administration Clinton en matière de défense. La mission : être à même de combattre et de défaire deux puissances régionales simultanément. Par exemple, soulignait le lendemain M. Les Aspin, secrétaire à la défense, "la Corée du Nord et l'Irak".

Aussi longtemps que l'URSS apparut comme une grave menace, les élus américains acceptèrent de consacrer à la machine militaire une part considérable de la richesse nationale. Ce danger effacé, nombre de membres du Congrès demandèrent une forte réduction des dépenses. Le seul moyen pour le Pentagone de combattre cet état d'esprit était l'identification d'un nouvel adversaire. Pendant la guerre froide, les Etats-Unis avaient mis en place un système à haute technologie très coûteux, capable de lutter contre les forces du pacte de Varsovie. Pour le préserver, il faut que la menace, ou la prétendue menace, approche celle que représentait l'Union soviétique.

Cette quête a commencé à l'automne de 1989 - dès la chute du mur de Berlin. Elle a eu pour cadre ce que les responsables de la planification militaire appellent le "spectre des conflits", qui s'étend du "conflit de faibe intensité" (guérilla et affrontements divers) au "conflit de haute intensité" : la guerre totale entre grandes puissances. Le problème, pour le Pentagone, est que cette dernière hypothèse a rendu l'âme en même temps que l'URSS. En revanche, du Pérou à la Bosnie, de la Somalie au Cachemire, la preuve est faite de l'actualité des "conflits de faible intensité". Dilemme : ils ne justifient pas l'existence d'un système tel celui souhaité par le Pentagone.

Réponse de nombreux stratèges américains : il faut mettre l'accent sur les "conflits d'intensité moyenne", domaine longtemps négligé mais qui a séduit les responsables de la planification militaire à l'issue de laguerre froide : il s'agit de pouvoir affronter des pays du tiers-monde dotés d'armes modernes et d'un gros arsenal à haute technologie (1).

L'idée fit son chemin au Pentagone au printemps de 1990 On commença à mettre en garde contre les capacités militaires de pays comme l'Iran, l'Irak, la Libye, la Syrie. Annonçant cette nouvelle vision stratégique, le général Carl E. Vueno, chef d'état-major de l'armée de terre, écrivait en avril 1990 : "La prolifération de la puissance militaire dans ce qui est souvent appelé le "tiers-monde" est troublante. Nombre de nations du tiers-monde disposent désormais d'arsenaux de plus en plus vastes de chars, d'artillerie lourde, de missiles balistiques et d'armes chimiques", ajoutant : "Ce qui signifie une possible confrontation avec une armée bien équipée du tiers-monde (2)."

Commença alors la mise au point de scénarios. A preuve l'opération "Internal Look 1990", exercice annuel mené par l'US Central Command (CENTCOM), responsable des forces américaines dans le Golfe et en Asie du Sud. Sous la direction du général H. Norman Schwartzkopf, au lieu de l'exercice initialement prévu contre les troupes soviétiques en Iran, le "combat" fut mené contre les forces irakiennes en Arabie saoudite. C'était en juillet 1990 : l'expérience servirait un peu plus tard pour l'opération "Tempête du désert" (3)...

Cette stratégie fut approuvée en juin 1990 par M. Bush, qui en fit état publiquement le 2 août suivant, jour de l'invasion du Koweït. Dans un discours préparé avant l'attaque irakienne, le président déclara : "Dans un monde moins soumis à une menace sur l'Europe et au danger d'une guerre universelle, la taille de nos forces sera de plus en plus modelée par des facteurs régionaux."

L'agression irakienne aidant, ce projet stratégique fut appuyé par de nombreux élus et une grande partie de l'opinion. Mais rares étaient ceux qui réalisèrent que cette option avait été définie bien avant l'invasion du Koweït, alors que Bagdad était encore une capitale amie !

Le conflit du Golfe terminé, le général Powell dressa un plan prévoyant 1,6 million d'hommes sous les drapeaux, 12 divisions de l'armée de terre actives, 26 escadrons d'avions de combat et 12 groupes de combat embarqués sur porte-avions. Voilà qui devait permettre de mener simultanément deux guerres régionales et d'intervenir dans quelques "conflits de faible intensité" (4).

Nous étions au début de 1992. De nombreux parlementaires renâclèrent. A la tête de la contre-offensive figurait M. Les Aspin, représentant du Wisconsin, président de la puissante Commission des forces armées. En février, il proposait le plan suivant : 1,4 million de soldats, 9 divisions de l'armée de terre actives, 18 escadrons, 12 porte-avions. Selon ce plan, connu sous le nom d'"option C", voilà qui suffirait pour mener une grande guerre régionale et un conflit de moindre envergure (5).

La campagne électorale ne permit pas de trancher. Le candidat Clinton mit l'accent sur les problèmes intérieurs, mais ne put esquiver les questions de défense, surprenant même nombre de ses partisans en proposant un renforcement important des capacités d'intervention extérieure de chaque arme (6). Ces vues étaient moins celles du futur président (qui n'en avait guère alors) que celles de l'entourage : le sénateur Sam Nunn, élu de Georgie, M. Les Aspin et le professeur Anthony Lake, tous trois inquiets de la prolifération militaire dans le tiers-monde et partisans d'augmenter les capacités d'intervention américaines. Ce en quoi ils ne se démarquaient pas des idées de M. Bush.

Les nominations qui suivirent l'élection allèrent dans le même sens : M. Aspin prit en main la défense, M. Lake devint assistant du président pour les questions de sécurité nationale. Nommé à la tête de la CIA, M. R. James Woolsey abonde dans le même sens.

Afin de s'assurer que les militaires s'aligneraient sur ces vues - priorité au danger de conflits régionaux, - M. Aspin ordonna au Pentagone de conduire une étude en profondeur - appelée "Bottom-up Review" - de la politique de défense. Le travail commença au début de cette année pour se conclure en juillet. Pour ce que l'on sait du débat grâce à des fuites, il atteint son intensité maximale à propos du nombre de conflits régionaux majeurs que les Etats-Unis devraient être capables d'affronter en mêne temps. Question cruciale car de ce nombre dépendraient la taille et le coût des forces à prévoir.

Au commencement du débat, les généraux plaidèrent en faveur de l'option "deux guerres à la fois", M. Aspin s'en tenant à l'option "une guerre et demie" (un conflit de grande envergure et un plus petit). D'un côté, le projet Powell, de l'autre l'"option C" de 1992.

Les critiques de M. Aspin abondèrent du côté des militaires, aidés par l'actualité internationale : alors que les Etats-Unis s'engageaient davantage en Somalie et se préparaient à le faire en Bosnie, le secrétaire à la défense fut contraint d'abandonner son plan et de se rallier à celui des "deux guerres" : ce qu'il fit ouvertement dans son discours du 24 juin dernier à la base aérienne Andrews.

Le programme fut finalement rendu public le 1er septembre. M. Aspin déclara qu'il s'agissait de forger "une force de haute technicité, mobile, nerveuse, prête, en cette ère nouvelle, à protéger les Américains". Tout en admettant qu'elle serait légèrement plus petite que celle prévue par l'administration Bush, il souligna qu'elle intégrerait aussi de nouveaux équipements : capacités accrues en transport aérien et maritime, systèmes d'armes améliorés, tout ce qu'il faudrait pour mener à bien la stratégie des "deux guerres".

M. Aspin révéla que de nombreuses simulations étaient conduites, partant toutes des mêmes hypothèses : un Irak remilitarisé fonçait sur l'Arabie saoudite cependant que la Corée du Nord envahissait celle du Sud. Des scénarios hypothétiques, décrits comme tels, et rien de plus. Il n'empêche que le Pentagone se verrait doté des moyens de faire face à pareilles crises simultanées.

Accroître la puissance technologique

POUR venir à bout à la fois de l'Irak et de la Corée du Nord, prévoit le plan, il convient de disposer de 10 divisions actives de fantassins (et de 5 en réserve), d'une marine de 346 navires, dont 11 porte-avions (plus un autre pour l'entraînement mais prêt à intervenir), de 13 escadrons (et de 5 en réserve), de 3 divisions actives de marines (et une en réserve). Au total : environ 1,4 million de militaires d'active.

Afin d'abattre l'adversaire avec le minimum de pertes américaines, il convient d'utiliser pleinement la puissance technologique : systèmes de surveillance et de communications sophistiqués, transmission instantanée de l'information aux fins de frapper l'adversaire avec une haute précision. M. Aspin a aussi insisté sur l'importance des engins autoguidés, qui, dit-il, firent des merveilles pendant la guerre du Golfe : de nouvelles versions, en voie de fabrication, obtiendront des résultats encore meilleurs. La plupart de ces engins étant aéroportés, il convient de renforcer l'aviation : les appareils existants, comme le B-1 et le B-2, se verront dotés de systèmes permettant un meilleur usage des bombes "intelligentes" et des missiles. Il faut aussi fournir à l'aviation le nouvel appareil de combat F-22 et une version améliorée du F/A-18 embarqué. Un autre appareil ultramoderne devrait aussi être mis au point pour le début du siècle prochain (7).

La rapidité étant un élément-clé dans le type de conflit envisagé, les capacités de transports maritime et aérien devront être accrues. Le programme prévoit le remplacement des appareils C-5 et C-141 par le C-17 ou, si le projet échoue, par d'autres avions.

Cet ensemble de programmes, qui entre dans une stratégie d'incessantes interventions dans le tiers-monde, est une version légèrement édulcorée des plans mis au point du temps de M. Bush. Les critiques vont pleuvoir dans les mois à venir, venues de divers horizons. Nombreux seront les parlementaires qui réclameront des coupes dans le budget militaire, ce qui ne changera rien sur le fond : il s'agira seulement de chercher à atteindre les mêmes objectifs à moindre coût.

Ne manqueront pas non plus les militaires et les défenseurs de l'industrie de guerre, pour qui le plan Aspi ne permettra pas de parer à tous les dangers. Ils assureront que l'Union soviétique peut un jour renaître de ses cendres, que la Russie peut devenir agressive. Rares sont les élus sensibles à ces arguments, mais certains, pour des motifs d'ordre économique (la défense de l'emploi dans l'industrie de la défense), entendront ce message.

Ces pressions aidant, le plan Clinton-Aspin sera peut-êre dans un sens ou dans l'autre quelque peu modifié mais ses principes de base demeureront inaltérés. Sont-ils pour autant raisonnables ? De fait, un certain nombre de pays du tiers-monde se sont dotés d'arsenaux modernes et sont à même de mener des opérations de grande envergure. De surcroît, une douzaine d'entre eux disposent des rudiments d'une puissance nucléaire et aussi parfois d'armes chimiques (8).

Il faut pourtant souligner que seulement trois pays, en dehors du Nord industrialisé sont à même de défier la sécurité des Etats-Unis : la Chine, l'Inde et Israël, mais aucun n'entre dans la catégorie des Etats "terroristes". En dépit de divergences, il est difficile de les imaginer en guerre totale avec les Etats-Unis et, une telle crise se présenterait-elle, la stratégie de M. Aspin devrait sérieusement être revue.

Demeurent des Etats plus faibles tels que Cuba, l'Iran, l'Irak, la Corée du Nord, le Pakistan, la Syrie, le Vietnam. Quelques-uns possèdent des missiles balistiques et des armes chimiques ; deux - la Corée du Nord et le Pakistan - disposeraient d'un petit nombre d'engins nucléaires (la situation en Corée du Nord est particulièrement obscure à cet égard). Aucun n'a la puissance de l'Irak en 1991 et, vu la défaite infligée à ce dernier, on imagine difficilement un de ces Etats s'engageant dans un conflit avec Washington. Dans ces conditions, tout indique que le danger de guerre à répétition dans le tiers-monde a été exagéré par le Pentagone.

De fait, Washington va certainement traverser des phases difficiles dans ses relations avec quelques-uns de ces pays et le problème de la prolifération va continuer de se poser. Mais il est loisible de régler de nombreuses crises par voie diplomatique et les risques de prolifération peuvent être réduits grâce à des mesures de contrôle renforcées. Si, en cas d'échec de la diplomatie, les Etats-Unis sont entraînés dans un conflit, ils devront certes disposer d'une capacité d'intervention. Ce qui ne suffit pas pour que l'administration Clinton emporte la conviction en s'en tenant à sa théorie des "deux guerres" simultanées au coût annuel de 275 milliards de dollars...

MICHAEL T. KLARE.

 

(1) Sur ce type de conflit, lire Michael Klare, "Behind Desert Storm : the New Military Paradigm", Technology Review, mai-juin 1991.

(2) Carl E. Vuono, "Versatile, Deployable, and Lethal : The Strategic Army in the 1990s and Beyond", Sea Power, avril 1990.

(3) H. Norman Schwartzkopf, It Doesn't Take a Hero, Bantam Books, New-York, 1992.

(4) National Military Strategy of the United States, ministère de la défense, Washington, DC, janvier 1992.

(5) Patrick E. Tyler, "Top Congressman Seeks Deeper Cut in Military Budget", The New York Times, 23 février 1992.

(6) Cf. Michael Klare, "M. Clinton en quête d'une "nouvelle vision" diplomatique", le Monde diplomatique, février 1993.

(7) Les Aspin, "Bottom-up Review", ministère de la défense, Washington, DC 1er septembre 1993. Thomas E. Rick, "Military Unveils Plan to Reshape Armed Forces", The Wall Street Journal, 2 septembre 1993.

(8) Pour les données concernant le tiers-monde : The Military Balance 1992-1993, Institut international d'étude stratégiques, Londres ; Leonard Spector, Nuclear Ambitions, Westview Press, Boulder, Colorado, 1990 ; SIPRI Yearbook, édition 1993, Oxford University Press.