Le Monde diplomatique
-----------------------------------------------------

> FÉVRIER 2002     > Pages 4 et 5

 

POURSUIVRE UN CRIME OU CRIMINALISER LA CONTESTATION

Les périlleuses tentatives pour définir le terrorisme

L'incarcération à Guantanamo, une base américaine située à Cuba, des prisonniers d'Al-Qaida et le traitement qui leur est réservé ont confirmé la volonté des Etats-Unis de se soustraire aux règles judiciaires nationales et internationales dans leur « lutte contre le terrorisme ». Sur le Vieux Continent aussi, la définition d'un mandat d'arrêt européen témoigne de la mise en place de procédures exceptionnelles. Désormais, au nom d'une nouvelle croisade contre un ennemi insaisissable, les pays occidentaux mettent en cause leurs valeurs fondatrices et tentent de criminaliser toute contestation politique, économique ou sociale de l'ordre établi.

Par JOHN BROWN
Fonctionnaire européen.


Après le 11 septembre, nous dit-on, le monde ne sera plus le même. Cette phrase, si souvent répétée, sert, entre autres choses, à justifier une longue série de règles liberticides tant au niveau national qu'au niveau européen, bref, à normaliser l'état d'exception. La proposition de décision-cadre sur le terrorisme qui a été soumise par la Commission européenne au Conseil de l'Union européenne et au Parlement européen s'inscrit dans cette logique (1). En cherchant à établir parmi les Quinze une définition ainsi que des peines minimales communes pour le terrorisme, elle constitue une étape décisive dans l'évolution de la doctrine pénale internationale. Pour bien en comprendre la portée, il convient de retracer les principales étapes de la législation antiterroriste internationale.

Comme par un terrible présage, la législation antiterroriste contemporaine s'est axée jusqu'aux années 1990 sur ce point faible de la circulation planétaire des biens et des personnes qu'est l'aviation (2). Dans cette préhistoire de l'antiterrorisme, qui demeure dans le cadre du droit pénal classique, on cherche à punir et à prévenir des actes concrets (détournements, prises d'otages, attentats à l'explosif). Le terme de « terrorisme » n'y est pas employé.

Il apparaît pour la première fois en droit international dans deux textes très récents : les conventions internationales pour la répression des attentats terroristes à l'explosif (New York, 15 décembre 1997) et pour la répression du financement du terrorisme (New York, 9 décembre 1999). la notion de « terrorisme » n'y est pas précisée.

Une certaine réticence semble exister à définir un terme qui figure dans les titres de ces textes législatifs, et qui deviendra rétroactivement la clé de voûte d'une nouvelle doctrine juridique. Comme le dit la Commission dans l'exposition de motifs de sa proposition de décision-cadre : « Selon la Convention contre le financement du terrorisme, le fait de fournir ou de collecter des fonds, directement ou indirectement, illicitement et intentionnellement, en vue de les utiliser ou en sachant qu'ils seront utilisés pour commettre tout acte relevant du champ d'application des conventions susmentionnées (à l'exception de la convention relative aux infractions et à certains actes survenant à bord des aéronefs, qui n'est pas comprise) constitue une infraction. Cela signifie que, même si les termes "terrorisme" ou "actes terroristes" n'apparaissent pas dans la plupart de ces conventions, elles concernent les infractions terroristes. » Comme Monsieur Jourdain faisait de la prose sans le savoir, le législateur international des années 1960 à 1980 faisait-il déjà de l'antiterrorisme ?

Non, car le but de ces premiers textes était de favoriser la coopération internationale dans la lutte contre certains actes de violence particulièrement dangereux ou odieux. Il importait, pour cela, de les distinguer des actes politiques afin de les inclure dans le droit commun. Cela se révèle d'ailleurs indispensable dans des systèmes légaux démocratiques qui ne connaissent pas de délits politiques et qui ne sauraient sanctionner que des actes, et jamais des opinions.

Ainsi, d'après l'article 6 de la Convention sur la répression du financement du terrorisme, « chaque Etat adopte les mesures qui peuvent être nécessaires, y compris, s'il y a lieu, une législation interne, pour garantir que les actes criminels relevant de la présente convention ne puissent en aucune circonstance être justifiés par des considérations de nature politique, philosophique, idéologique, raciale, ethnique, religieuse, ou d'autres motifs analogues ». L'aspect non politique de l'acte terroriste est retenu. Le seul élément qui distinguerait les actes terroristes des actes de droit commun, à savoir la finalité politique des premiers, étant systématiquement ignoré, leur définition devient impossible.

En plus des actes concrets visés par les différentes conventions internationales, la Convention sur le financement du terrorisme (article 2, 1 b) considère comme infraction « tout (...) acte destiné à causer la mort ou des dommages corporels graves à toute personne civile, ou à toute autre personne qui ne participe pas directement aux hostilités dans une situation de conflit armé, lorsque, par sa nature ou son contexte, cet acte est destiné à intimider une population ou à contraindre un gouvernement ou une organisation internationale à accomplir ou à s'abstenir d'accomplir un acte quelconque ».

« Un acte de guerre illicite »

Cette formule constitue une première ébauche de définition du terrorisme, mais elle juxtapose deux conceptions différentes, voire contradictoires, de ce phénomène. La première, qui insiste sur les dommages causés à la population civile, se situe dans la ligne des principes du tribunal de Nuremberg ; la seconde, qui met l'accent sur la subversion de l'ordre politique, trouvera son expression dans le Terrorism Act du Royaume-Uni et inspirera la proposition de la Commission européenne.

Le terrorisme est vu, en effet, comme un acte de guerre illicite dans la mesure où il s'attaque à la population civile, qui, du moins d'après les règles traditionnelles, devait rester en marge d'un conflit dont les acteurs n'étaient que les forces armées. Ainsi, il est assimilé à un crime de guerre au sens des principes du tribunal de Nuremberg (6, B), pour lesquels ce genre de crime se définissait ainsi : « Les violations des lois et coutumes de la guerre, qui comprennent, sans y être limitées, les assassinats, les mauvais traitements ou la déportation pour les travaux forcés, ou pour tout autre but, des populations civiles dans les territoires occupés, l'assassinat ou les mauvais traitements des prisonniers de guerre ou des personnes en mer, l'exécution des otages, le pillage des biens publics ou privés, la destruction perverse des villes ou villages ou la dévastation que ne justifient pas les exigences militaires (3). »

Si on devait définir le terrorisme, cette définition semblerait la plus acceptable dans la mesure où, ne faisant pas intervenir des considérations d'ordre politique, elle voit dans l'acte terroriste un dommage important à l'encontre de la société et des personnes. Cependant, les violations des lois et des coutumes de la guerre et les attaques contre la population civile sont l'essence même des conflits qui, depuis le XXe siècle, font surtout des victimes parmi la population civile. Une fois la guerre interdite (depuis le pacte Briand-Kellogg de 1928, déclarer la guerre constitue un crime contre la paix), l'ennemi devient un criminel et les vieilles « lois et coutumes » qui épargnaient les civils tombent, de fait, en désuétude.

Sauf à incriminer les Etats, il faut établir pour le terrorisme une différence spécifique qui le distingue du crime de guerre. On la trouvera dans sa finalité politique. Cette dernière est reconnue dans la deuxième partie de la Convention sur le financement du terrorisme (4), qui en fait un acte « destiné à intimider une population ou à contraindre un gouvernement ou une organisation internationale à accomplir ou à s'abstenir d'accomplir un acte quelconque ».  Un changement radical de paradigme : finies les listes précises et les descriptions fastidieuses de ces crimes odieux dont le but politique devait être systématiquement ignoré. Désormais, c'est à la finalité politique que l'on fera appel pour fonder la nouvelle catégorie de délits. On cherchera l'inspiration pour ce tournant copernicien en dehors du cadre du droit, dans le terrain, réaliste par excellence, de la police.

Cette idée de finalité politique plongera ses racines dans une définition policière du terrorisme, qui est reprise dans l'énumération des tâches du directeur du Federal Bureau of Investigation (FBI) : « Le terrorisme consiste en une utilisation illicite de la force et la violence contre des personnes ou des biens dans le but d'intimider ou de contraindre un gouvernement, la population civile ou une partie de celle-ci, dans la poursuite d'objectifs politiques ou sociaux (5). »

Si, dans le cadre de la tradition du droit pénal, la définition du terrorisme se heurte à des obstacles de principe, ils seront surmontés grâce à la définition policière américaine. Celle-ci servira de base aux nouvelles définitions « juridiques » du Terrorism Act 2000 du Royaume-Uni et de la proposition de décision-cadre de la Commission européenne sur le terrorisme.

La fertilité législative de la norme policière est facilement reconnaissable malgré quelques menus changements de style introduits dans les textes. Ainsi, selon le texte britannique, le terrorisme est « la pratique ou la menace d'une action » qui a « pour but d'influencer le gouvernement ou d'intimider le public ou une partie de celui-ci (...) afin de promouvoir une cause politique, religieuse ou idéologique ». On retrouve dans ce texte les deux principaux buts du terrorisme énoncés dans la définition du FBI : l'influence ou la contrainte sur le gouvernement ou la population et la finalité politique ultime de l'acte qui s'expriment aussi sous une forme religieuse ou idéologique.

La définition de la Commission ne s'éloigne pas beaucoup de ce modèle, qu'elle reconnaît suivre. Toutefois, elle limite l'extension du terme défini à une série d'actes qui reprend les chefs d'incrimination de la législation internationale (meurtre, chantage, prise d'otages, attentat, etc.) et y ajoute toute une série d'autres plus proches de la désobéissance civile ou de moyens de lutte syndicale ou citoyenne (occupation de lieux publics ou d'infrastructures, certains dommages à des propriétés qui ont une valeur symbolique, cyberactions). C'est l'intention politique qui rassemble tous ces actes. Une action anticapitaliste qui se servirait de moyens à la limite de la légalité, voire illégaux, mais en aucune manière violents, serait ainsi considérée comme du terrorisme.

On dira qu'il est illégitime de tirer cette conclusion : le texte est cependant éloquent. S'il est vrai qu'il établit une liste d'actes, ces actes ne sont pas définis de manière claire et univoque. Pour les caractériser comme actes terroristes, on fait appel à un critère d'interprétation de triste mémoire en droit pénal : l'analogie et, concrètement, l'analogie d'intention.

Une vieille formule latine exprime le sens et les limites de tout droit pénal garantiste : « Nullum crimen sine lege ; nulla poena sine lege » - pas de crime sans loi ; pas de peine sans loi. Ce principe de base veut que l'infraction soit définie avec la plus grande précision, les autorités ne devant jouir que d'une marge d'interprétation très étroite. si une interprétation large de l'énoncé de la loi était possible, des actes de toute autre nature pourraient être assimilés à des actes criminels dans l'intérêt des autorités ou de certains appareils d'Etat. « Qui vole un oeuf vole un boeuf », dit le vieil adage réactionnaire. Cette exigence du droit pénal classique s'exprime dans le principe de non-analogie.

Dans une interprétation analogique, un acte quelconque est assimilé à un acte punissable en vertu d'une certaine propriété commune aux deux actes. Le risque de dérive existe. De plus en plus souvent, dans nos sociétés, la police déborde de son cadre d'auxiliaire de la justice et s'arroge un rôle judiciaire ou législatif (6). L'Europe elle-même avance à pas de géant dans son unification policière (Europol), alors que l'harmonisation du droit et la création d'instances judiciaires communes qui auraient pour but de garantir les droits des individus piétinent (lire « Faux-semblants du mandat d'arrêt européen », par Jean-Claude Paye). Le 11 septembre a donné un semblant de justification à une extension des pouvoirs policiers qui, autrement, aurait été perçue comme un danger pour la démocratie.

Dans la législation antiterroriste proposée au niveau européen, la finalité permet de définir l'acte terroriste. Ainsi, tous les terroristes prétendant subvertir l'ordre établi, tous ceux qui veulent « porter gravement atteinte ou (...) détruire les structures politiques, économiques ou sociales d'un pays » seront, moyennant certains actes dont la définition demeure imprécise, des terroristes. En bonne logique policière, l'élément fondamental de l'incrimination dans les délits de terrorisme n'est pas l'acte, mais l'intention, c'est-à-dire le sujet lui-même considéré comme un individu « dangereux » (7).

L'incrimination du terrorisme à l'échelle de l'Union européenne, appelée de ses voeux par la Commission, peut avoir des conséquences néfastes pour la démocratie. Des personnes ou des groupes qui aspirent légitimement à une transformation radicale des structures politiques, économiques ou sociales de nos pays seraient visés par cette législation antiterroriste. Ils ne seraient pas poursuivis pour les actes qu'ils auraient réalisés, mais parce qu'ils seraient susceptibles de les avoir commis en raison de leur idéologie.

JOHN BROWN.

 

Lire aussi : Faux-semblants du mandat d'arrêt européen

(1) Proposition de décision-cadre du Conseil, relative à la lutte contre le terrorisme - Com 2001-521., Journal officiel des communautés européennes, C 332 E, 27 novembre 2001.

(2) Voir l'exposition de motifs de la proposition de la Commission européenne, point 2.

(3) Convention internationale pour la répression du financement du terrorisme, New York, 9 décembre 1999. Adhésion de la France, le 7 janvier 2002.

(4) Convention sur le financement du terrorisme (article 2, 1, b).

(5) Code of Federal Regulations, Title 28, Volume I (CITE : 28FRO.85).

(6) Le syndicat de la magistrature, dans sa conférence de presse sur la législation promulguée en France le 12 octobre 2001, s'indigne : « ces textes touchant aux libertés les plus fondamentales sont présentés et soutenus par le ministre de l'intérieur. Usuellement ce n'est pas le ministère de la police qui rédige le code de procédure pénale, destiné justement à encadrer les pouvoirs de la police. »

(7) Michel Foucault l'avait affirmé par rapport à l'origine de la prison, cette « pénalité qui a pour fonction non pas d'être une réponse à une infraction, mais de corriger les individus au niveau de leurs comportements, de leurs attitudes, de leurs dispositions, du danger qu'ils représentent, au niveau de leurs virtualités possibles (...) est une idée policière, née parallèlement à la justice,en dehors de la justice ». Michel Foucault, in Dits et écrits I, Quarto Gallimard, 2001, De la nature humaine, Justice contre pouvoir, page 1471.