Le Monde diplomatique
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> AVRIL 2002     > Page 16

 

Prisonniers sans droits de Guantanamo

Par OLIVIER AUDEOUD
Professeur des facultés de droit, Paris-X - Nanterre.


La situation juridique des prisonniers capturés en Afghanistan par les troupes américaines est au coeur d'un débat rendu confus par les déclarations américaines et une certaine complaisance internationale au nom de la lutte contre le terrorisme. En effet, selon les responsables américains, les détenus transférés sur la base militaire de Guantanamo, sur l'île de Cuba, sont des « combattants illégaux qui n'ont aucun droit dans le cadre de la convention de Genève ».

Or il ne fait pas de doute que la convention de Genève du 27 juillet 1929, révisée en 1949, relative au traitement des prisonniers de guerre s'applique aux détenus de Guantanamo. Acceptée par les Etats-Unis, elle est valide « en cas de guerre déclarée ou de tout autre conflit armé surgissant entre deux ou plusieurs des Hautes Parties contractantes, même si l'état de guerre n'est pas reconnu par l'une d'elles ». Le mot « guerre » a été explicitement remplacé par l'expression « conflit armé » ; cette expression plus générale s'applique manifestement à l'intervention américaine en Afghanistan : selon les travaux préparatoires de la Convention de Genève, tout différend entre Etats et provoquant l'intervention des forces armées est un conflit armé au sens de la convention. Les Etats-Unis ont, sans conteste, engagé une action armée contre l'autorité de fait de l'Afghanistan.

La Convention s'applique quelle que soit la durée du conflit, son caractère plus ou moins meurtrier, l'importance des forces en présence et leurs statuts. Elle concerne les « membres des forces armées d'une partie au conflit, de même que les membres des milices et des corps de volontaires faisant partie de ces forces armées » capturés par l'un des belligérants.

Cette terminologie large a été choisie pour éviter les ambiguïtés dues à la diversité des combattants. Les talibans et les volontaires d'Afghanistan relèvent manifestement de la catégorie de prisonniers de guerre. La qualification de terroristes invoquée par Washington à l'encontre de certains détenus, notamment les membres d'Al-Qaida, n'est pas applicable et la notion de « combattant illégal », inconnue du droit international. Le principe est celui de la présomption que tout individu pris les armes à la main est prisonnier de guerre, sauf preuve contraire. Or seule une juridiction constituée pourrait établir la qualité du prévenu (1).

La convention de Genève

Le transfert des prisonniers à Guantanamo ajoute à la confusion juridique sur le statut des détenus. Selon la Convention de Genève, « les prisonniers de guerre doivent être traités en tout temps avec humanité », ils « doivent de même être protégés en tout temps, notamment contre tout acte de violence ou d'intimidation, contre les insultes et la curiosité publique » (art. 13). Les conditions de transfert sont soumises aux mêmes conditions : « Le transfert des prisonniers de guerre s'effectuera toujours avec humanité et dans des conditions qui ne devront pas être moins favorables que celles dont bénéficient les troupes de la Puissance détentrice dans leurs déplacements » (art. 46). Or force est de constater que le traitement des détenus ne répond pas à ces exigences. Le refus d'appliquer la convention conduit à une logique de non-droit qui permet, notamment, aux autorités américaines d'interroger les prisonniers comme elles l'entendent. Les prisonniers de guerre ne sont, en effet, tenus que de fournir leur nom, grade et unité militaire. Ils doivent être relâchés et rapatriés dès la cessation des hostilités.

Le choix du lieu de détention n'est pas uniquement lié à la proximité avec le territoire des Etats-Unis, mais aussi, semble-t-il, au fait que la base en question ne se trouve pas sur le sol américain. Selon Washington, la Constitution des Etats-Unis ne s'y appliquerait pas. Les juridictions de droit commun sont ainsi écartées au profit de tribunaux militaires. Or le choix de cours martiales permet d'écarter les droits de la défense garantis par la Constitution américaine.

Selon la Convention de Genève, les prisonniers ont droit à un procès équitable et loyal, à une défense et à la possibilité de recours (2). Mais le tribunal militaire envisagé par l'administration américaine ne répond pas à ces conditions. Signe de confusion et d'embarras, le département d'Etat a déclaré que, en sus des avocats militaires, les inculpés pourraient être défendus par des avocats civils, que les audiences pourraient être ouvertes si le secret-défense n'est pas en cause, que la peine de mort ne pourrait être prononcée qu'à l'unanimité et, enfin, qu'une commission d'appel pourrait être instituée. Au-delà de ces ambiguïtés, le constat est simple : les Etats-Unis ne respectent pas le droit international ni leur engagement envers la Convention de Genève.

OLIVIER AUDEOUD.

 

(1) Paradoxalement, les Etats-Unis auraient pu se référer au protocole additionnel de 1977, qui refuse aux « mercenaires » le statut de prisonnier de guerre. Mais ils n'ont pas accepté ce protocole. De plus, la définition du mercenaire est liée à l'obtention d'un avantage personnel, ce qui n'apparaît pas pertinent ici. Le statut de mercenaire conférerait cependant aux détenus les droits des prévenus ordinaires.

(2) Les Etats dont des nationaux sont détenus à Guantanamo sont en droit d'exercer leur protection diplomatique et d'exiger le respect du droit commun par les Etats-Unis. En fonction des inculpations, qui restent encore indéfinies, ils peuvent demander leur extradition pour les juger sur leur territoire.