Le Monde diplomatique
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> JUIN 2002     > Pages 12 et 13

 

Barils de pétrole et barils de poudre au Proche-Orient

Alors que l'Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP) et les producteurs hors OPEP doivent se réunir les 20 et 21 juin 2002, M. Alan Greenspan, président de la Réserve fédérale américaine, multiplie les pressions pour empêcher une hausse des prix. La Russie a déjà décidé d'augmenter sa production.

Par NICOLAS SARKIS
Directeur de la revue Le Pétrole et le Gaz arabes, Paris, 1998.


L'industrie pétrolière mondiale est entrée dans une nouvelle zone de turbulences depuis les attentats qui ont frappé les Etats-Unis le 11 septembre 2001, et dont les premières ondes de choc se sont rapidement propagées sur l'ensemble de la scène politique et économique internationale. Le Proche-Orient en particulier est désormais dans l'oeil du cyclone. Avec deux tiers des réserves prouvées et 44,5 % des exportations pétrolières mondiales, les pays de cette région figurent en tête de liste de ceux visés par « la guerre contre le terrorisme » déclarée par le président américain George W. Bush. Ils sont le berceau d'Al-Qaida de M. Oussama Ben Laden comme de la quasi-totalité des autres mouvements islamistes. L'Irak et l'Iran font partie, avec la Corée du Nord, de ce que le président américain a appelé « l'axe du Mal ».

L'Arabie saoudite, premier pays producteur et premier exportateur de pétrole au monde, et principal allié des Etats-Unis au Proche-Orient, est, elle aussi, sur la corde raide suite aux pressions et aux accusations dont elle fait l'objet au sujet de son soutien aux mouvements islamistes. La Syrie et le Yémen ne sont pas épargnés, pas plus que le Hezbollah libanais, le Hamas palestinien et certains émirats du Golfe accusés d'avoir fermé les yeux sur les activités et le financement d'organisations de charité soupçonnées de s'être livrées à des activités peu charitables. Avec, enfin, les dernières tueries dans les territoires palestiniens, l'exacerbation du conflit israélo-arabe et le risque d'une action militaire américaine en Irak, tous les ingrédients sont réunis pour une possible déflagration dont le souffle emporterait plus d'un régime arabe. Dans ces conditions, la coexistence des barils de pétrole et des barils de poudre s'annonce particulièrement explosive dans cette partie de la planète.

Jusqu'ici, l'impact des attentats du 11 septembre sur le marché pétrolier s'est limité à de brusques variations des prix. En l'espace de quatre mois, le prix moyen du panier de pétroles OPEP (1) a chuté de 28,3 % en tombant de 24,46 dollars par baril en août 2001 à 17,53 dollars en décembre de la même année. Cette forte baisse a été provoquée aussi bien par le ralentissement de la demande et la crainte d'une récession économique mondiale que par la persistance d'un surplus de l'offre des pays OPEP (2) et non OPEP.

Depuis janvier 2002, le redressement des prix a été particulièrement brusque, le panier OPEP atteignant 24,48 dollars par baril à la mi-mai, soit un bond de 39,6 % par rapport à la moyenne de décembre. Ce retournement tient aux signes de reprise de l'économie américaine, à la baisse des stocks dans les pays industrialisés et aux spéculations sur une éventuelle intervention militaire américaine en Irak. Dans les prochains mois, les prix du pétrole poursuivront probablement leur mouvement de yo-yo au gré du rapport offre-demande, du degré de respect par les pays OPEP de leurs quotas de production et de l'évolution de la partie de bras de fer entre Washington et Bagdad. Dans tous les cas de figure, il paraît toutefois improbable que les prix du baril dépassent durablement la barre des 25 dollars.

Grâce à une capacité de production non utilisée, estimée à près de 6,5 millions de barils par jour (b/j) dont plus de la moitié en Arabie saoudite, les pays membres de l'OPEP n'hésiteront pas à accroître leur production au cas où une attaque contre l'Irak mènerait à un arrêt des exportations de ce pays ou si, pour d'autres raisons, l'offre mondiale devenait insuffisante pour couvrir la demande. Bien qu'ils aient grand besoin d'une remontée des prix du pétrole pour faire face à leurs difficultés économiques, les pays OPEP s'en tiennent à leur objectif d'une fourchette de 22 à 28 dollars par baril. Certains régimes arabes, du Golfe en particulier, ont été tétanisés par le gros bâton brandi par l'administration Bush après le 11 septembre et ne demandent pas mieux que d'acheter leur sécurité et leur survie en augmentant leur production de quelques centaines de milliers de barils de pétrole par jour.

A plus long terme, les retombées de la tragédie du 11 septembre sur l'industrie pétrolière pourraient être plus grandes que les variations abruptes des prix. La lutte contre le terrorisme international ravive les inquiétudes sur la sécurité des approvisionnements des pays consommateurs et remet en question le rôle du Proche-Orient comme principale zone de production et d'exportation de pétrole au monde. Une recomposition du paysage pétrolier mondial a déjà commencé, avec notamment le rapprochement entre les Etats-Unis et la Russie et un regain d'intérêt pour d'autres contrées pétrolières comme l'Asie centrale et l'Afrique occidentale. Cela suffira-t-il pour réduire, d'une manière un tant soit peu significative, la dépendance vis-à-vis du pétrole du Proche-Orient et éviter de nouvelles crises de l'énergie ? C'est peu probable.

D'abord parce que nous risquons d'assister à un durcissement des sanctions américaines. La mobilisation, bon gré mal gré, des pays industrialisés sous la bannière américaine dans la lutte contre le terrorisme rend hors de propos les divergences entre les Etats-Unis et l'Union européenne au sujet des « sanctions secondaires » contre l'Iran et la Libye (3). Il est difficilement concevable, dans un avenir prévisible, que des sociétés européennes, japonaises ou autres continuent d'ignorer les sanctions américaines contre les pays tiers, en signant de nouveaux accords d'exploration-production avec ces deux pays. Pour ce qui est de l'Irak, le mieux qu'on puisse espérer est le maintien, dans des conditions encore plus contraignantes pour ce pays, du programme dit Pétrole contre nourriture, dans le cadre du plan américain curieusement qualifié de « sanctions intelligentes ». Tout cela ne peut que ralentir les investissements pétroliers dans ces trois pays, qui détiennent près du quart des réserves pétrolières mondiales.

Ce gel des investissements pétroliers, déjà insuffisants, amène les sociétés internationales à se tourner vers d'autres régions comme l'Afrique occidentale - notamment l'Angola -, ou les pays de la mer Caspienne où le seul gisement de Kashagan, au Kazakhstan, est crédité de réserves estimées au double des réserves du secteur britannique de la mer du Nord, et la Russie.

Pour ramener les choses à leurs justes proportions, il convient toutefois de ne pas oublier que toutes les réserves prouvées des pays du golfe de Guinée, y compris le Nigeria, sont actuellement estimées à 39 milliards de barils, ou 5,2 % du total mondial, tandis que celles des pays de l'Asie centrale ne dépassent pas 1,6 % des réserves mondiales, pourcentage à comparer aux 66 % détenus par les pays du Proche-Orient.

Le Proche-Orient, centre névralgique

Une autre conséquence des attentats du 11 septembre a été le réchauffement des relations américano-russes et une implication accrue des sociétés américaines dans les projets de développement des secteurs pétrolier et gazier en Russie. A la fin des années 1980, ce pays était le premier producteur de pétrole au monde avec une production qui a culminé à 11,4 millions de b/j en 1987-1988, avant de chuter à 6,2 millions de b/j seulement en 1996. Au cours des cinq dernières années, elle est remontée à 7,3 millions de b/j par suite du redressement des prix en 1999-2000, de la réorganisation du secteur des hydrocarbures lancée en 1992-1993 et de la dévaluation du rouble après la crise financière d'août 1998. Au cours des prochaines années, ce pays entend poursuivre l'accroissement de sa production et de ses exportations. Il a les moyens de ses ambitions avec des réserves estimées à 48,6 milliards de barils, soit 4,6 % du total mondial. Mais étant donné la progression de ses propres besoins, sa part dans les exportations mondiales, actuellement de 6,3 %, peut difficilement dépasser les 7 à 8 % d'ici à 2010.

Si l'apport attendu de l'Afrique, de l'Asie centrale et de la Russie à la couverture des besoins pétroliers mondiaux est loin d'être négligeable, il ne peut, compte tenu de la progression de la demande, remplacer ou menacer le rôle prépondérant du golfe Arabo-Persique. Toutes les prévisions énergétiques mondiales disponibles s'accordent, à quelques détails près, sur le fait que le Proche-Orient restera pour longtemps encore le deus ex machina de l'industrie pétrolière. Grâce à ses énormes réserves prouvées, aux gisements géants qui y ont été découverts et qui ne sont pas encore exploités (en Irak et en Iran, notamment) et au bas coût d'exploitation qui y prévaut, cette région devrait couvrir la majeure partie de l'accroissement attendu de la consommation mondiale.

Le rapport sur les « Perspectives énergétiques mondiales » que l'Agence internationale de l'énergie (AIE) a publié en novembre 2001, deux mois après les attentats de New York et de Washington, a opportunément rappelé ces réalités. Pour le pétrole, l'AIE maintient inchangées, par rapport à l'année précédente, ses estimations de la demande et de l'offre mondiales au cours des vingt prochaines années, à savoir un accroissement moyen de la demande de 1,9 % par an, qui conduirait à une demande mondiale de 95,8 millions de b/j (mbj) en 2010 et 114,7 mbj en 2020. Cela représente une demande additionnelle de quelque 20 mbj d'ici à 2010, et de plus de 40 mbj d'ici à 2020. Il faudrait, en d'autres termes, mettre en place de nouvelles capacités de production qui équivalent, d'ici à 2010, au double de la capacité actuelle de production de l'Arabie saoudite et, d'ici à 2020, à 130 % du total des capacités actuelles de tous les pays de l'OPEP réunis. Il s'agit là d'un défi colossal et personne n'ose dire pour le moment si, et comment, il pourrait être relevé.

En fait, les estimations à long terme de la demande sont plus aisées que celles de l'offre car elles reposent sur des paramètres plus faciles à cerner, dont la croissance économique, l'accroissement démographique, l'élasticité par rapport aux prix, ou les extrapolations à partir du passé. La tâche est bien plus ardue pour l'évolution de l'offre : les points d'interrogation sont autrement plus redoutables, y compris les incertitudes qui pèsent sur les investissements, la stabilité politique dans la plupart des pays producteurs, les sanctions qui frappent des pays comme l'Irak, l'Iran et la Libye ou les politiques pétrolières des pays exportateurs.

Compte tenu de ces incertitudes, l'AIE estime que les approvisionnements non OPEP se stabiliseraient aux alentours de 46 à 47 mbj jusqu'en 2010, avant de commencer à décliner. Pour couvrir l'accroissement énorme des besoins mondiaux, la production OPEP devrait, en revanche, monter en flèche pour atteindre 44,1 mbj en 2010 et 61,8 mbj en 2020, soit plus qu'un doublement au cours des vingt prochaines années. Ce sont surtout cinq pays du Proche-Orient membres de l'OPEP - Arabie saoudite, Emirats arabes unis, Koweït, Iran et Irak - qui devraient porter leur production de 19,5 mbj en 1997 (année de référence), à 30,5 mbj en 2010 et à 46,7 mbj en 2020. La part de ces derniers pays dans la production mondiale passerait de 26 % en 1997 à 32 % en 2010 et à 41 % en 2020.

Ainsi, la dépendance des principaux pays consommateurs à l'égard du pétrole importé, notamment en provenance du Proche-Orient, irait en croissant. Entre 1997 et 2020, cette dépendance passerait de 44,6 % à 58 % pour l'Amérique du Nord, de 52,5 % à 79 % pour l'Europe et de 88,8 % à 92,4 % pour la région Pacifique. Tout comme pour le pétrole, la production de gaz naturel au Proche-Orient devrait connaître une croissance phénoménale en passant de 223 milliards de mètres cubes (Gm3) en 2000 à 524 Gm3 en 2020.

Un énorme point d'interrogation se pose au sujet des investissements colossaux requis pour compenser le déclin naturel de la productivité des gisements et développer de nouvelles capacités de production. Selon différentes estimations, ces investissements dépasseraient 300 milliards de dollars dans les principaux pays du Proche-Orient et 1 000 milliards de dollars dans les pays non OPEP, au cours de la période 2001-2010. Pour le moment, compte tenu notamment des nouvelles incertitudes créées par les événements du 11 septembre, rien n'indique que des investissements aussi énormes peuvent être vraiment envisagés.

Les difficultés proviennent moins des politiques des pays exportateurs concernés que du niveau des prix et de l'environnement politique international. La révolution libyenne de 1969, la révolution islamique de 1979 en Iran et la guerre contre l'Irak en 1991 illustrent bien le fait que, quel que soit le régime en place, ces pays aspirent à développer leur production et leurs exportations pour la simple et bonne raison qu'ils ont besoin d'accroître leurs revenus pétroliers et gaziers. Encore faut-il qu'ils ne fassent pas l'objet de sanctions, qu'ils jouissent de la stabilité nécessaire pour attirer les investissements étrangers et que les prix du pétrole soient à un niveau adéquat. Même à 25 dollars le baril, le prix du pétrole ne représente que 7,20 dollars en monnaie de 1973, et moins de la moitié de son niveau du début des années 1980.

Ainsi, le vrai problème n'est pas celui des ressources mais des prix et de la stabilité politique au Proche-Orient, une région qui restera, qu'on le veuille ou non, le centre névralgique de l'industrie pétrolière mondiale au cours des prochaines décennies.

NICOLAS SARKIS.

 

(1) Le prix du panier des pétroles OPEP comprend les prix moyens des pétroles bruts représentatifs suivants : saharan blend, arabian light, minas, bonny light, dubai, tia juana light et isthmus.

(2) L'Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP) comprend onze pays : Arabie saoudite, Irak, Iran, Koweït, Qatar, Emirats arabes unis, Algérie, Libye, Nigeria, Venezuela et Indonésie.

(3) Les sanctions secondaires sont les sanctions américaines prévues par le Libyan-Iran Sanctions Act (ILSA) qui frappent les sociétés investissant plus de 40 millions de dollars dans des projets énergétiques en Libye et en Iran.