Le Monde diplomatique
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> SEPTEMBRE 2002     > Pages 10 et 11

 

LES DYNAMIQUES DU DÉSORDRE MONDIAL

Ce dangereux concept de guerre préventive

Par PAUL-MARIE DE LA GORCE
Journaliste, auteur du Dernier Empire, Grasset, Paris, 1996.


Devant l'académie militaire de West Point, le président américain George W. Bush présentait, le 1er juin 2002, la doctrine stratégique dont son administration allait désormais s'inspirer. Plus qu'un nouveau concept de défense, il s'agit d'une remise en question sans complexe des principes admis jusque-là par les Etats-Unis, avec d'amples conséquences pour la conduite de leur politique étrangère, l'organisation, le commandement et la doctrine d'emploi de leurs forces.

Selon M. Bush, les menaces que l'Amérique doit affronter viennent de groupes terroristes internationaux et des Etats qui les tolèrent, les abritent ou les soutiennent, mais aussi de ceux qui détiennent des armes de destruction massive, sont en train de s'en doter ou se préparent à en construire. Ces menaces ayant changé d'origine et de nature, la riposte doit changer tout aussi complètement.

En résumé, le président a affirmé que les Etats-Unis ne doivent absolument plus accepter que leurs ennemis nouveaux puissent porter contre eux ou contre leurs alliés des coups analogues à ceux qu'ils ont subis le 11 septembre, ni même admettre qu'ils puissent attaquer, comme dans le passé, des ambassades, des unités navales ou des garnisons américaines. Il a donc annoncé que la stratégie de Washington viserait désormais à empêcher que de telles menaces se matérialisent en déclenchant contre leurs ennemis potentiels des « actions préventives » (preemptive actions).

On aurait tort de croire qu'il s'agit là de propos tenus sous le choc, très compréhensible, des terribles attentats du 11 septembre. En réalité, trois études fondamentales ont été menées à leur terme par les experts du Pentagone depuis l'entrée en fonctions de M. Bush : l'une porte sur les conditions de vie du personnel militaire, mais les deux autres, la Nuclear Posture Review, remise en janvier 2002, et la Quadriennal Defense Review, ont une portée stratégique essentielle. Le discours du président en a dévoilé la signification et annoncé sa mise en oeuvre. Jusqu'à présent les Etats-Unis affirmaient -même si la réalité ne le confirmait pas - qu'ils n'emploieraient la force militaire que pour répondre à une agression et que l'initiative des guerres où ils seraient impliqués reviendrait toujours à leurs ennemis. Ce tabou est levé.

Le président Bush l'avait déjà laissé entendre dans son discours sur l'état de l'Union, au début de l'année. Le secrétaire à la défense, M. Donald Rumsfeld, l'avait expliqué plus clairement le 31 janvier en déclarant : « La défense des Etats-Unis requiert la prévention, l'autodéfense et parfois l'action en premier. Se défendre contre le terrorisme et d'autres menaces émergentes du XXIe siècle peut très bien exiger que l'on porte la guerre chez l'ennemi. Dans certains cas, la seule défense est une bonne offensive. » Et lors de la réunion ministérielle de l'Organisation du traité de l'Atlantique nord (OTAN) du 6 juin dernier : « Si les terroristes peuvent attaquer n'importe quand, n'importe où et par n'importe quelle technique, et puisque, physiquement, il est impossible de tout défendre, tout le temps, contre toutes les techniques, alors nous avons absolument besoin de redéfinir ce qui est défensif. (...) La seule défense possible est de faire l'effort de trouver les réseaux terroristes internationaux et de les traiter comme on le doit, comme les Etats-Unis l'ont fait en Afghanistan. »

Ces réflexions ont été réunies par le Conseil national de sécurité lui-même sous le titre général de National Security Strategy : elles annoncent explicitement l'abandon des doctrines antérieures de « dissuasion » ou d'« endiguement » et définissent la nouvelle par des expressions telles que « intervention défensive », « action préventive » ou « préemption ».

Désormais la question est donc posée : contre quels adversaires les Etats-Unis pourraient-ils déclencher une « action préventive » ? Les responsables américains n'ont pas ménagé leurs efforts pour le faire comprendre à leurs concitoyens et, autant que possible, à la communauté internationale. Tout a été dit et écrit afin de faire apparaître clairement qu'il ne s'agissait pas de préparer une action de ce genre envers la Russie. Contre elle, la dissuasion nucléaire du temps de la guerre froide reste le seul instrument approprié, mais à titre de précaution ultime et théorique, tant il est évident qu'elle ne dispose plus de capacités conventionnelles réellement menaçantes et que, de surcroît, son intérêt national est de s'assurer d'une entente permanente avec les Etats-Unis - en particulier contre les activités dites « terroristes » d'inspiration islamique, comme le président Poutine l'a montré en se portant instantanément aux côtés de Washington après les attentats.

Il n'est pas davantage question d'imaginer une « action préventive » contre la Chine : sans parler de ses capacités de riposte nucléaire, un conflit avec ce pays prendrait nécessairement des dimensions démesurées et, là aussi, la dissuasion nucléaire traditionnelle reste la précaution gardée par les Etats-Unis.

Au contraire, comme l'a expliqué le secrétaire d'Etat Colin Powell, « pour être pleinement adaptée à son objet, l'action préventive doit être "décisive" (1) ». Et de citer plusieurs exemples : la destruction par Israël, en août 1981, du réacteur nucléaire irakien Osirak ; la menace d'une opération massive contre un groupe de rebelles philippins qui les détourna d'une action aérienne contre le régime de Mme Corazon Aquino ; la riposte qu'il aurait fallu mener si l'attentat qui, à Karachi, fit 11morts devant le consulat américain, le 14 juin dernier, avait été connu à l'avance.

L'« axe du Mal »

Ala lumière de cette nouvelle doctrine, on comprend mieux le choix par le président Bush, dans son discours sur l'état de l'Union, de trois Etats constituant l'« axe du Mal » : l'Irak, l'Iran et la Corée du Nord. On a pu voir alors que les propos officiels dénonçant comme ennemis les Etats qui tolèrent, abritent ou aident les organisations terroristes et ceux qui sont dotés d'armes de destruction massive ou sont en passe d'en fabriquer ou de s'en procurer recouvrent très simplement la volonté des Etats-Unis de défendre l'ordre international établi, tel qu'ils le conçoivent et tel qu'il correspond à leurs intérêts.

L'Etat irakien n'a pas été impliqué dans les attentats du 11 septembre, mais il n'y a aucune chance pour qu'il accepte un jour de se soumettre à l'emprise américaine : il est donc justiciable d'une action préventive. L'Iran serait en passe de se doter d'armes de destruction massive, en particulier nucléaires, selon ces experts américains convaincus que les dirigeants iraniens en ont pris la décision en voyant leur pays entouré de puissances projetant d'avoir ou ayant déjà un armement nucléaire (la Russie, l'Irak, Israël, le Pakistan et l'Inde) ; de surcroît, c'est un pays qui pourrait prêter la main à des organisations considérées par Washington comme « terroristes », semblablement au Hezbollah libanais.

La Corée du Nord a, certes, consenti à un accord explicite avec les Etats-Unis pour limiter ses recherches nucléaires à des objectifs civils, mais elle a poursuivi ses ventes de missiles à moyenne portée à plusieurs Etats qui pourraient à leur tour les fournir à des organisations terroristes ou en être dessaisis par elles. La liste de ces Etats formant l'« axe du Mal » n'est pas exhaustive, mais elle suggère déjà l'étendue des objectifs américains.

Cette nouvelle conception a de considérables conséquences sur la doctrine d'emploi des forces, en particulier nucléaires. C'est ce que révélait déjà la Nuclear Posture Review (NPR) publiée en janvier et que les fuites organisées sur sa mise en application, en mars dernier, ont précisé. Mais c'est à la lumière du concept d'action préventive que l'on en comprend mieux la portée. La NPR intégrait purement et simplement le trépied de la dissuasion traditionnelle - missiles balistiques, bombardiers stratégiques, sous-marins lanceurs d'engins - au sein d'un « système de frappe offensive à la fois nucléaire et non nucléaire ». C'est le premier élément d'une triade qui en comprend deux autres : la « capacité défensive », dont l'instrument le plus novateur est la défense antimissile et qui a franchi un nouveau pas avec la réussite récente d'une expérience de destruction d'un missile pris pour cible par un antimissile lancé depuis un navire de guerre ; et une infrastructure apte à répondre aux défis révélés par les attentats du 11 septembre, visant à garantir l'invulnérabilité du sol américain qui engloberait, sous les auspices d'un département de la sécurité intérieure, 28administrations et 170 000 fonctionnaires.

Mais pour « le système de frappe offensive », destiné à toute « action préventive » selon la nouvelle doctrine, ce sont les conceptions traditionnelles d'emploi des forces nucléaires qui sont directement mises en cause. Non que la dissuasion nucléaire, au sens habituel de l'expression, soit abandonnée. Mais, ne visant que l'hypothèse extrême et non plausible d'une attaque générale contre les intérêts vitaux des Etats-Unis par une puissance clairement identifiée et justiciable de destructions massives, elle ne suppose qu'un arsenal réduit.

La NPR a donc envisagé des réductions unilatérales du nombre des têtes nucléaires de l'arsenal stratégique américain : de 3 456, chiffre fixé par l'accord Start II, et de 2 496, total envisagé par les négociations de Start III, on est passé à 2 200. Ce chiffre a été retenu par l'accord conclu le 25 mai 2002 entre les Etats-Unis et la Russie. Ce n'est cependant plus là qu'un aspect de la puissance nucléaire américaine. La NPR lui confère désormais pour vertu principale la « flexibilité », définie comme adaptation permanente aux nouvelles menaces et comme réversibilité.

Ce dernier point est radicalement nouveau : il implique que la « nouvelle posture » permette une remontée en puissance de toute la gamme des armes nucléaires et une reprise des essais moyennant un délai de quelques mois. Par avance, la NPR a prévu la recomposition des équipes de chercheurs dissoutes après la décision prise en 1992 d'arrêter les recherches sur de nouvelles armes, et la remise en état des unités de production. Elle en donne la justification - « Il y avait un besoin évident de revitaliser notre complexe de fabrication d'armes nucléaires » - et elle prescrit explicitement « la définition d'options nucléaires variables dans leur ampleur, leur portée et leur objectif, qui soient complémentaires avec les autres instruments non nucléaires ». Ainsi est ouvertement proclamée l'insertion d'une gamme d'armes nucléaires dans l'ensemble de la panoplie des forces, conventionnelles aussi bien qu'atomiques, utilisables là où elles paraissent les plus appropriées.

Les fuites organisées sur ce thème ont été accompagnées d'exemples et d'hypothèses. On a rappelé qu'à la veille de la guerre du Golfe le secrétaire d'Etat, M. James Baker, avait remis au ministre des affaires étrangères irakien, M. Tarek Aziz, une lettre du président Bush père au président Saddam Hussein, l'avertissant qu'au cas où seraient employées des armes chimiques irakiennes la riposte serait de nature nucléaire -même si le mot, dit-on, n'était pas écrit. Simultanément, on envisageait l'emploi d'une arme nucléaire adaptée dans des cas tels qu'« une attaque irakienne contre Israël et ses voisins, une attaque nord-coréenne sur la Corée du Sud, ou un affrontement militaire à propos de Taïwan (2) ».

Par ailleurs, un emploi adapté d'armes nucléaires était admis à l'avance « dans des circonstances immédiates, potentielles ou imprévues » dans lesquelles pourraient être impliqués des pays tels que « la Corée du Nord, l'Irak, l'Iran, la Syrie et la Libye (3) ». Autant de pays mis dans la même catégorie bien que dans des situations politiques et dans des postures stratégiques très différentes, parce que « tous patronnent ou hébergent des terroristes » et que tous « sont actifs dans la recherche ou la construction d'armes de destruction massive ».

Cette doctrine d'emploi des armes nucléaires esquissée dans la NPR n'est pas une nouveauté dans l'histoire de la politique américaine de défense. Il s'agit plutôt d'une restauration. Sous une forme adaptée au contexte international actuel, celle-ci marque le retour à la stratégie de « riposte graduée » conçue par les responsables américains au début des années 1960. Dans la perspective d'un conflit, l'emploi de la gamme des armes nucléaires, dites tactiques, prenait place alors en renfort, en complément ou en substitut des armes conventionnelles, suivant l'évolution des opérations et le comportement de l'adversaire.

Le résultat, comme on le sait, fut le déploiement parallèle de ce type d'armes à l'est comme à l'ouest du continent européen, promettant à celui-ci, en cas de guerre, de devenir inévitablement champ de bataille à la fois nucléaire et conventionnel. Là réside la véritable différence entre le temps de la « riposte graduée » et le contexte stratégique actuel. L'emploi éventuel d'armes nucléaires serait l'instrument de l'« action préventive » décidée par les Etats-Unis contre des Etats - ou plus généralement des ennemis - pourvus ou dépourvus d'armes de ce type ou en passe de s'en doter.

Les gouvernements des Etats européens membres de l'Alliance atlantique en ont été prévenus dès le 6 juin dernier quand leurs ministres de la défense ont entendu M. Donald Rumsfeld leur exposer l'actuelle conception américaine. Les ministres présents avaient reçu au préalable une lettre commune du premier ministre anglais, M. Anthony Blair, et du président du conseil espagnol, M. José Maria Aznar, leur demandant expressément de préparer la réorientation de l'OTAN contre « le terrorisme international et les armes de destruction massive ». C'est ce qui dominera le prochain « sommet » atlantique de novembre, à Prague, où, pour la première fois, seront présents les représentants des sept nouveaux membres de l'Alliance. Tous, à cette date, sauront à quoi s'en tenir.

PAUL-MARIE DE LA GORCE.

 

(1) The Washington Post , 17 juin 2002.

(2) Le Monde, 13 mars 2002.

(3) Nuclear Posture Review, cité par The Los Angeles Times, 12 mars 2002.