Le Monde diplomatique
-----------------------------------------------------

> NOVEMBRE 2002     > Pages 1, 16 et 17

 

VEILLÉE D'ARMES CONTRE L'IRAK

Les vrais desseins de M. George Bush

« Si les Nations Unies n'agissent pas, si elles font preuve de mollesse dans leurs responsabilités, et si Saddam Hussein ne désarme pas, les Etats-Unis conduiront une coalition au nom de la paix pour le désarmer. » C'est un ultimatum que le président George W. Bush lançait, le 24 octobre, aux membres du Conseil de sécurité, après que Washington eut présenté un projet de résolution particulièrement dur sur l'Irak. Mais la volonté du président américain de faire entériner ses objectifs par les Nations unies se heurte à la fois aux réticences des opinions publiques de l'Europe et du Sud et à une résistance de la France et de la Russie. Celle-ci suffira-t-elle à enrayer la marche à la guerre ? Rien n'est moins sûr, car la campagne contre l'Irak s'inscrit dans une stratégie globale, imposée à Washington par une petite clique de nostalgiques de la guerre froide et fondée sur leur vision des intérêts stratégiques militaires, idéologiques et économiques des Etats-Unis.

Par MICHAEL T. KLARE
Professeur à l'université Hampshire, Massachusetts, auteur de Resource Wars : the New Landscape of Global Conflict, Metropolitan Books, New York, 2001.


Depuis les attentats de New York et de Washington, les Etats-Unis se sont tellement investis dans la guerre contre le terrorisme que celle-ci semble être devenue le seul objectif de la politique étrangère de l'administration Bush. Il est vrai que le président américain a réaffirmé à plusieurs reprises que l'organisation de cette campagne internationale est devenue sa plus lourde responsabilité. Mais, s'il ne fait aucun doute que des moyens énormes lui sont alloués, la lutte contre le terrorisme est loin d'être l'unique préoccupation du gouvernement américain.

Dès son investiture, le président des Etats-Unis s'est en effet donné deux autres priorités stratégiques : la modernisation et le développement des capacités militaires américaines ainsi que l'acquisition de réserves pétrolières supplémentaires auprès de sources étrangères. Bien qu'ayant des origines différentes, ces deux objectifs ont fusionné avec la guerre antiterroriste pour former la stratégie cohérente qui guide actuellement la politique étrangère américaine.

Cette nouvelle stratégie n'a pas fait l'objet d'une déclaration de principe, et il ne semble pas qu'elle ait été explicitement formulée par Washington. Mais il ne fait aucun doute que ces trois priorités réunies ont profondément modifié les comportements militaires américains. L'analyse de quelques initiatives récentes des Etats-Unis permet de comprendre la nature de cette évolution.

L'Irak et le golfe. Il semble désormais certain que l'administration Bush prépare une invasion de l'Irak, dont l'objectif est bien de renverser M. Saddam Hussein et de mettre en place un gouvernement pro-américain à Bagdad. Pour préparer cette opération, le ministère de la défense renforce sa présence militaire dans la région du Golfe. L'objectif déclaré de cette prochaine invasion serait de détruire la capacité de l'Irak à produire des armes nucléaires, chimiques ou bactériologiques. Mais il est évident que Washington est décidé à éliminer toute menace pesant sur la production et sur le transport du pétrole dans cette région. Pour les stratèges américains, il s'agit également de s'assurer que les vastes réserves pétrolières irakiennes demeureront disponibles, c'est-à-dire ne tomberont pas sous le contrôle exclusif des compagnies pétrolières russes, chinoises ou européennes.

L'Asie centrale et le Caucase. Lorsque les forces américaines ont été déployées dans la région peu après le 11 septembre 2001, leur unique objectif ­ avoué alors ­ était de soutenir les opérations militaires dirigées contre les talibans en Afghanistan. Bien que ces derniers soient vaincus, il semble que ces forces vont rester dans la région afin d'accomplir une autre mission. Celle-ci consistera probablement ­ les Etats-Unis étant déterminés à accéder aux vastes réserves énergétiques du bassin de la mer Caspienne ­ à protéger l'acheminement du pétrole et du gaz destinés aux marchés occidentaux. Cette hypothèse est étayée par l'envoi d'instructeurs militaires américains en Géorgie, étape-clé de l'oléoduc qui relie la mer Caspienne à la mer Noire et à la Méditerranée, ainsi que par la décision américaine de remettre en état une base aérienne au Kazakhstan, sur les rives de la Caspienne.

La Colombie. Jusqu'à il y a peu de temps, le but annoncé de l'engagement militaire américain en Colombie était la lutte contre le trafic de stupéfiants. Au cours des derniers mois, la Maison Blanche a ajouté deux nouveaux objectifs au programme d'assistance militaire américain : combattre la violence politique et le « terrorisme » pratiqués par la guérilla, et protéger les oléoducs qui transportent le pétrole des gisements intérieurs jusqu'aux raffineries situées sur la côte. Pour financer ces nouvelles priorités, l'administration Bush a demandé au Congrès de voter une augmentation de l'aide militaire à Bogota, dont 100 millions de dollars spécifiquement destinés à la protection des oléoducs.

On retrouve dans ces exemples, et dans d'autres ailleurs dans le monde, les trois grandes priorités énoncées plus haut. Mais c'est leur fusion en une seule et même stratégie qui attire l'attention. Il est désormais impossible de comprendre la direction globale de la politique étrangère américaine sans prendre en compte les implications de cette intégration. Pour ce faire, il est nécessaire d'examiner séparément ces trois priorités, puis d'analyser la manière dont elles se combinent.

Cet objectif, défini par le candidat George W. Bush lors de la campagne présidentielle, est devenu depuis une priorité absolue du gouvernement. Dans un discours-clé prononcé à Citadel (une prestigieuse école militaire située à Charleston, en Caroline du Sud), M. Bush a expliqué, en septembre 1999, la manière dont il comptait accomplir la « transformation » des forces militaires américaines. Après avoir affirmé que l'administration Clinton n'était pas parvenue à ajuster les programmes militaires aux nouvelles réalités de l'après-guerre froide, le candidat républicain s'est engagé à effectuer une réévaluation complète de la stratégie américaine afin de « commencer à construire l'armée du siècle à venir ».

Cette transformation de l'armée aura deux objectifs principaux : en premier lieu, assurer l'invulnérabilité du territoire en construisant un bouclier anti-missile et en préservant la supériorité américaine dans le domaine des armes de pointe ; ensuite, développer la capacité des Etats-Unis à envahir des puissances régionales hostiles comme l'Iran, l'Irak ou la Corée du Nord. M. Bush a donc affirmé son soutien à la mise au point d'un bouclier antimissile protégeant les cinquante Etats américains, ainsi qu'à la « révolution de la pensée militaire » qui tend à rendre systématique l'utilisation de l'ordinateur, de capteurs perfectionnés, de matériaux « furtifs » et d'autres technologies avancées sur le champ de bataille. D'après le président, cette politique assurera la suprématie américaine « à long terme ».

Dans le cadre du second objectif, M.Bush a appelé de ses voeux le développement de la capacité américaine à « projeter [la] puissance » ­ en d'autres termes, la capacité à déployer sur des territoires lointains des forces puissantes, capables de triompher de n'importe quel adversaire. Une telle ambition réclame l'acquisition de nouveaux équipements, comme des capteurs de pointe et des avions sans pilote, mais aussi la réduction de la taille des unités afin de rendre leur déploiement plus rapide. M.Bush a expliqué : « Nos forces armées devront être mobiles, meurtrières et faciles à déployer avec un minimum de soutien logistique. Nous devons être capables de projeter notre puissance à très longue distance, en quelques jours ou en quelques semaines, plutôt qu'en quelques mois (...). Sur terre, nos unités lourdes doivent devenir plus mobiles, nos unités légères plus meurtrières. Toutes doivent être plus faciles à déployer (1). »

Attaques préventives

Sitôt investi, M. Bush a immédiatement ordonné au ministère de la défense de commencer à mettre en oeuvre ces dispositions. « A ma demande, le ministre de la défense, Donald H. Rumsfeld, a entamé une étude approfondie des forces armées américaines, a déclaré le président au début de l'année 2001. Je lui laisse toute liberté de remettre en question le statu quo afin de mieux concevoir la nouvelle architecture destinée à défendre l'Amérique et ses alliés. » Cette architecture reposera largement sur les nouvelles technologies, mais son orientation principale reste la capacité à projeter rapidement la puissance militaire. Reprenant les termes du discours donné à Citadel, M. Bush estime que les forces terrestres américaines seront « plus mobiles et plus meurtrières », que les forces aériennes seront « capables de frapper des objectifs lointains avec une précision absolue », et que les forces navales pourront « projeter notre puissance loin à l'intérieur des terres (2) ».

Ces objectifs déterminent désormais les orientations budgétaires à long terme du Pentagone. Déjà, le budget de la défense pour l'année fiscale 2003 (qui commence le 1er octobre de l'année précédente), s'élève à 379 milliards de dollars, en augmentation de 45 milliards par rapport à 2002. lors de la présentation de ce budget, M. Rumsfeld a déclaré : « Nous avons besoin de forces armées rapidement déployables et totalement intégrées entre elles, capables d'arriver rapidement sur des champs de bataille lointains et de coopérer avec nos forces aériennes et navales pour frapper nos adversaires rapidement, avec précision et de manière dévastatrice (3). » Et, si des moyens supplémentaires seront effectivement assignés à un bouclier antimissile et à la lutte contre le terrorisme, c'est bien la capacité à projeter la puissance militaire qui définira les investissements et l'organisation des forces armées dans les années à venir.

Après le 11 septembre 2001, une notion a fait son entrée dans la pensée stratégique américaine : l'idée selon laquelle les Etats-Unis doivent pouvoir employer la force de manière préventive contre des puissances hostiles susceptibles d'utiliser des armes de destruction massive. La Maison Blanche affirme en effet que des attaques préventives pourraient se révéler nécessaires afin de défendre les citoyens américains face à la menace représentée par les « Etats voyous ». S'il est évident pour tout le monde qu'une telle affirmation représente un changement radical dans la stratégie américaine, elle est parfaitement cohérente par rapport aux deux autres objectifs de l'administration : assurer l'invulnérabilité des Etats-Unis et développer leur capacité à envahir et à soumettre des puissances hostiles.

La seconde priorité de l'administration ­ l'acquisition de nouvelles réserves de pétrole auprès de pays étrangers ­ a été détaillée pour la première fois dans un rapport du National Energy Policy Development Group, publié le 17 mai 2001. Rédigé par le vice-président Richard Cheney, ce document établit une stratégie destinée à répondre à l'augmentation des besoins en pétrole des Etats-Unis au cours des vingt-cinq prochaines années. Si le rapport évoque quelques mesures destinées à économiser l'énergie, la plupart de ses propositions visent à augmenter les réserves énergétiques américaines.

Dès sa publication, le rapport Cheney a déclenché une double polémique. D'abord, parce qu'il recommande d'implanter des stations de forage dans le parc national de l'Alaska, mais aussi parce que ses auteurs ont eu des contacts préalables avec Enron, aujourd'hui en faillite. Cette polémique a contribué à faire passer sous silence d'autres aspects du rapport, notamment ceux concernant les véritables implications internationales de cette politique énergétique. Celles-ci n'apparaissent clairement que dans le dernier chapitre (« Renforcer les alliances globales »), qui propose de parer à la pénurie imminente de pétrole en augmentant les importations.

D'après le rapport, la dépendance américaine en pétrole étranger devrait passer de 52 % de la consommation totale en 2001 à 66 % en 2020 (4). La consommation totale augmentant elle aussi, les Etats-Unis vont devoir importer, en 2020, 60 % de pétrole de plus qu'aujourd'hui, passant ainsi de 10,4 millions de barils par jour à environ 16,7 millions (5). Le seul moyen d'y parvenir est de persuader les fournisseurs étrangers d'augmenter leur production et de vendre davantage aux Etats-Unis.

Mais la plupart des pays producteurs n'ont pas les ressources financières nécessaires au développement de leurs infrastructures pétrolières, ou répugnent à laisser des clients américains dominer leur production énergétique. Conscient de cela, le rapport recommande à la Maison Blanche de faire du développement des importations pétrolières « une priorité de [la] politique commerciale et étrangère (6) ». Afin de répondre aux besoins du pays, le rapport conseille notamment à l'administration de se concentrer sur deux objectifs.

Le premier consiste à augmenter les importations venant des pays du golfe, qui détiennent environ les deux tiers des réserves énergétiques mondiales. Aucune autre région du monde ne pouvant augmenter sa production aussi rapidement, le rapport recommande de vigoureux efforts diplomatiques destinés à persuader l'Arabie saoudite et ses voisins de laisser à des entreprises américaines le soin de conduire des travaux importants de modernisation de leurs infrastructures.

Second objectif, augmenter la « diversité » géographique des importations américaines, afin de réduire les conséquences économiques des futurs soubresauts d'une région chroniquement instable. « La concentration de la production pétrolière dans une seule région du monde risque de contribuer à l'instabilité du marché », explique le rapport. En conséquence, « la diversification des sources d'approvisionnement est de prime importance (7) ». Afin de la promouvoir, le rapport suggère une collaboration étroite avec les entreprises américaines du secteur énergétique, destinée à augmenter les importations à partir du bassin de la mer Caspienne (en particulier de l'Azerbaïdjan et du Kazakhstan), de l'Afrique subsaharienne (Angola et Nigeria) et de l'Amérique latine (Colombie, Mexique et Venezuela).

Mais le rapport Cheney oublie de préciser ce que tout lecteur un tant soit peu informé est obligé de conclure : toutes les régions désignées comme sources potentielles de pétrole sont instables ou entretiennent de forts sentiments anti-américains, quand ce n'est pas les deux. S'il est vrai que certaines parties des élites de ces régions sont peut-être favorables au développement de la coopération économique avec les Etats-Unis, d'autres parties de la population rejettent souvent cette idée, par nationalisme ou pour des raisons économiques ou idéologiques. Les tentatives américaines visant à acheter davantage de pétrole à ces pays risquent donc fort d'être accueillies par diverses formes de résistance pouvant aller jusqu'au terrorisme ou d'autres types de violence. Le rapport implique donc des conséquences relatives à la sécurité qui ont une importance considérable pour la stratégie internationale de Washington.

Et c'est ici qu'apparaissent des parallèles évidents entre la stratégie militaire et la politique énergétique de l'administration Bush. En effet, une politique énergétique visant à permettre aux Etats-Unis d'accéder à des réserves de pétrole situées dans des régions à l'instabilité chronique n'est réaliste que dans la mesure où les Etats-Unis sont capables de projeter leur puissance militaire dans ces régions. Que les responsables politiques soient parvenus à cette conclusion ou non, il ne fait aucun doute que les états-majors, eux, l'ont fait. Dans le rapport de septembre 2001 de la Quadrennial Defense Review (QDR), le ministère de la défense reconnaît que « les Etats-Unis et leurs alliés vont continuer à dépendre des ressources énergétiques du Proche-Orient (8) », et que cet accès pourrait être entravé par divers moyens militaires. La QDR décrit alors les types d'armes et de troupes dont les Etats-Unis auront besoin pour faire face à ces menaces ­ précisément celles énumérées par M.Bush lors des déclarations citées plus haut. Notre stratégie militaire « repose sur la capacité des forces américaines à projeter leur puissance dans le monde entier », conclut le rapport (9).

Troisième grande priorité de l'administration Bush, la campagne contre le terrorisme a été explicitée par le président lors d'un discours devant le Congrès le 20 septembre 2001, neuf jours après les attentats de New York et de Washington. Cette campagne ne sera pas limitée à une série de bombardements punitifs ou à une grande bataille, mais elle impliquera une « campagne prolongée » s'étendant à plusieurs théâtres d'opération jusqu'à ce que « chaque groupe terroriste à visée mondiale ait été découvert, arrêté et détruit ». Plus tard, le président Bush a étendu la guerre contre le terrorisme à l'Iran et à l'Irak, qui représenteraient une menace en raison de leur intention de développer des armements nucléaires, chimiques et bactériologiques.

Une telle stratégie exige deux types d'efforts : au niveau du renseignement, afin de trouver et de neutraliser les réseaux terroristes, et au niveau militaire, afin de détruire les sanctuaires des terroristes et de punir les Etats qui les protègent. Si ces deux activités semblent vitales à la victoire, c'est l'aspect militaire qui a le plus attiré l'attention des dirigeants. Or cet aspect converge assez précisément avec les deux autres grandes priorités de l'administration.

Des risques d'escalade et d'enlisement

La manière dont a été menée la guerre en Afghanistan illustre ainsi la capacité à « projeter [la] puissance » évoquée par le président Bush lors de son discours de 1999 à Citadel. Avant le début de la campagne, les Etats-Unis ont acheminé par avion de grandes quantités d'armes et d'équipements vers des pays alliés et déployé une flotte imposante en mer d'Arabie. Les combats au sol ont été menés par des forces d'infanterie légère appuyées par des bombardiers à long rayon d'action équipés d'armes téléguidées de haute précision. L'accent a été mis sur la manoeuvrabilité des troupes au sol et sur l'utilisation d'appareils d'observation perfectionnés permettant de localiser l'ennemi de jour comme de nuit.

Une opération de même ordre contre l'Irak réclamerait probablement le déploiement de dizaines de milliers de soldats en des endroits-clés du pays, combiné à des bombardements massifs. « Il ne serait pas nécessaire d'occuper le terrain et de protéger nos flancs, comme ce fut le cas en 1991, explique un officier supérieur au New York Times, il s'agirait davantage de déplacer rapidement les troupes pour les concentrer sur des cibles précises (10).  » Et, comme ce fut le cas en Afghanistan, l'invasion devrait s'appuyer sur l'utilisation massive des forces spéciales, qui combattront aux côtés de groupes dissidents armés.

La guerre contre le terrorisme contribue donc désormais à l'effort américain destiné à protéger l'accès au pétrole, notamment dans le golfe et dans le bassin de la mer Caspienne. Et la guerre en Afghanistan apparaît alors comme un prolongement de la guerre secrète menée en Arabie saoudite entre les opposants à la monarchie en place et la famille royale, soutenue par les Américains. Depuis que le roi Fahd a décidé, après l'invasion du Koweït par l'Irak en 1990, d'autoriser les Américains à utiliser son pays comme base pour attaquer l'Irak, des extrémistes saoudiens, dirigés par M. Oussama Ben Laden, sont engagés dans une lutte clandestine visant à renverser la monarchie et à chasser les Américains du pays. A ce titre, la volonté américaine de détruire le réseau Al-Qaida en Afghanistan apparaît motivée par la nécessité de protéger la famille royale saoudienne afin de garantir l'accès américain au pétrole de ce pays (11).

On observe une évolution de même ordre dans la région qui borde la mer Caspienne. Sous le président Clinton, le ministère de la défense a établi des relations avec les forces armées d'Azerbaïdjan, de Géorgie, du Kazakhstan, du Kirghizstan et de l'Ouzbékistan, et a commencé à leur fournir armes et entraînement (12). Mais, depuis le 11 septembre 2001, ces efforts se sont considérablement intensifiés. Ainsi, les bases temporaires en Ouzbékistan et au Kirghizstan sont en train de devenir des installations semi-permanentes. Les Etats-Unis aident également au « réaménagement d'une base aérienne d'importance stratégique » au Kazakhstan.

Selon le département d'Etat, cette initiative serait destinée à « améliorer la coopération entre les Etats-Unis et le Kazakhstan, tout en établissant une base américaine interarmées dans cette région riche en pétrole (13) ». Les Etats-Unis vont également aider l'Azerbaïdjan à se constituer une flotte militaire en mer Caspienne, où se sont récemment déroulés plusieurs incidents entre des navires azerbaïdjanais d'exploration pétrolière et des bâtiments militaires iraniens. Si ces initiatives sont justifiées par la nécessité de faciliter la participation de ces pays à la lutte contre le terrorisme, elles font également partie des efforts américains visant à établir un environnement protégé pour la production et l'acheminement du pétrole.

Quelles qu'aient pu être les intentions initiales des dirigeants américains, les trois priorités du gouvernement en matière de sécurité internationale ­l'amélioration des capacités militaires, la recherche de nouvelles sources de pétrole et la guerre contre le terrorisme ­ ont désormais fusionné en un seul objectif stratégique. Et il va devenir de plus en plus difficile d'analyser séparément ces trois démarches. La seule manière de décrire précisément la tendance globale de la stratégie américaine est en termes d'objectif unique, que l'on peut résumer comme une « guerre pour la domination américaine ». S'il est encore trop tôt pour évaluer les conséquences sur le long terme de cette fusion en un seul objectif, il est cependant possible de faire plusieurs observations.

Tout d'abord, une fois combinées, ces trois orientations créent une dyna- mique plus puissante. Il est en effet très difficile de critiquer une stratégie qui porte sur autant d'aspects vitaux de la sécurité nationale. Si on les présentait séparément, il serait possible de leur imposer des restrictions particulières. Par exemple, on pourrait exiger la limitation des budgets militaires ou la réduction des troupes engagées dans des régions riches en pétrole. Mais, lorsque tous ces aspects sont placés sous la bannière de l'antiterrorisme, il devient presque impensable de les discuter. On peut donc s'attendre que la politique de la Maison Blanche rencontrera un certain soutien auprès du Congrès et de la population américaine.

Mais, pour les mêmes raisons, une telle stratégie comporte un risque non négligeable d'escalade, de démesure et d'enlisement. En effet, elle peut mener à une succession d'opérations militaires de durée incertaine, qui deviendront de plus en plus complexes et dangereuses, et qui nécessiteront l'engagement de moyens et de troupes toujours accru. Il s'agit précisément du type de stratégie contre lequel M. George W. Bush mettait en garde l'Amérique avant les élections de 2000, mais qu'il semble avoir résolument adopté depuis. C'est en tout cas ce qui semble se produire dans le golfe, en Asie centrale et en Colombie. Dans ces trois cas, c'est bien la combinaison des trois orientations qui rend très difficile la limitation de l'engagement américain.

La plus sérieuse mise à l'épreuve du modèle défendu par la Maison Blanche risque de se produire en Irak. Le président américain ne cache pas son intention de renverser le président Saddam Hussein, et le ministère de la défense prépare les plans de l'invasion. De nombreux dirigeants arabes l'ont mis en garde contre le fait que cette invasion étendra le désordre et la violence à travers tout le Proche-Orient. De hauts responsables du Pentagone ont également émis des réserves portant sur le coût et sur les risques inhérents au maintien d'une importante présence américaine en Irak après le renversement du régime de Bagdad. Mais ces mises en garde ne semblent pas affecter la Maison Blanche, qui semble décidée, quoi qu'il arrive, à attaquer l'Irak.

MICHAEL T. KLARE.

 

Voir la carte : Stratégies pétrolières et militaires américaines dans la région du golfe

(1) Document disponible sur le site http://www.georgewbush.com/speeches/defense/citadel.asp (2 décembre 1999).

(2) Allocution prononcée à la base navale de Norfolk le 13 février 2001. Cf. http://www.whitehouse.gov/%20news/releases/text/20010213-1.html.

(3) National Defense University, Washington DC, 31 janvier 2002. Cf.

(4) National Energy Policy Development Group, Washington DC, mai 2001.

(5) U.S. Department of Energy, Energy Information Administration, International Energy Outlook 2002, Washington DC, 2002, pp. 183, 242.

(6) National Energy Policy Development Group, op. cit., chap. 8, p. 4.

(7) Ibid., chap. 8, p. 6.

(8) U.S. Department of Defense, Quadrennial Defense Review, Washington DC, 30 septembre 2001, p. 4.

(9) Ibid., p. 43.

(10) The New York Times, 28 avril 2002.

(11) Cf. « The Geopolitics of War », The Nation, 5 novembre 2001. Lire aussi « Line in the Sand : Saudi Role in Alliance Fuels Religious Tension in Oil-Rich Kingdom », The Wall Street Journal, 4 octobre 2001.

(12) Pour situer le contexte, lire Resource Wars : The New Landscape of Global Conflict, Metropolitan Books/Henry Holt, New York, 2001.

(13) U.S. Department of State, Congressional Budget Justification : Foreign Operations, Fiscal Year 2003, Washington DC, 2002, p. 309.