Sur la vénération des images.

Claude de Turin

(IXe siecle)


Un des exemples remarquables de la résistance de croyants fidèles à l'envahissement des erreurs, dont Rome fut le centre, est l'épiscopat de Claude de Turin. Claude, d'abord chapelain de Louis-le-Débonnaire, déjà du vivant de Charlemagne, fut nommé par le premier de ces princes évêque de Turin, vers l'an 822, sous le pontificat de Pascal I, qui mourut le 13 mai 824, et administra le diocèse jusqu'en 839, époque de sa mort, à ce que l'on croit. Prédicateur éloquent et versé dans la connaissance de la Parole de Dieu, il exerça un ministère actif et fructueux durant dix-sept années, et, ce qui est le caractère le plus apparent de son oeuvre, il fit disparaître des basiliques toutes les images. Critiqué et attaqué par les partisans de ce nouveau culte que l'Église primitive n'avait pas connu, il écrivit quelques livres pour répondre aux adversaires du dehors. Ces écrits sont perdus, à l'exception des lambeaux que Jonas d'Orléans, son adversaire, nous en a conservés. Bien qu'incomplets et mutilés peut-être, ils restent un éclatant témoignage de la doctrine prêchée durant dix-sept ans. Voici donc ce qu'il nous en reste (devant les très nombreuses citations et allusions à des passages de l'Écritures, seules les références des principales citations ont été ajoutées):

 

Réponse apologétique de Claude, évêque, à l'abbé Théodémir.

J'ai reçu par un certain porteur (portitorem) campagnard, ta lettre pleine de babil et de sottises avec les additions dans lesquelles tu déclares que tu as été troublé, en quelque sorte, de ce que le bruit s'est répandu, à ma honte, depuis l'Italie dans toutes les Gaules, jusqu'en Espagne, que je prêche pour former une nouvelle secte, contre la règle de la foi catholique, ce qui est entièrement faux; et ce n'est pas merveille, si les membres de Satan parlent de moi de la sorte, puisqu'ils ont appelé notre Chef séducteur et démoniaque. Car je n'enseigne point une nouvelle secte, moi qui reste dans l'unité (de l'Église) et qui proclame la vérité. Mais, autant qu'il a dépendu de moi, j'ai étouffé les sectes, les schismes, les superstitions et les hérésies, et je les ai combattus, écrasés, renversés, et, Dieu aidant, je ne cesse de les renverser autant qu'il dépend de moi. Depuis que, malgré moi, je me suis chargé du fardeau de l'épiscopat, et que, envoyé par le pieux Louis, fils de la sainte Église de Dieu, je suis arrivé en Italie, j'ai trouvé à Turin toutes les basiliques remplies de souillures dignes d'anathème et d'images, contrairement à l'ordre de la vérité; et, comme tout ce que les autres adoraient, seul je l'ai renversé, c'est aussi sur moi seul qu'on s'est acharné. C'est pour cela que tous ont ouvert leur bouche pour me calomnier; et, si le Seigneur ne m'eût été en aide, ils m'auraient peut-être dévoré vif. Ce qui est dit clairement: "Tu ne te feras... aucune ressemblance de ce qui est dans les cieux en haut, et de ce qui est sur la terre", etc., (Exode 20,4) s'entend non seulement de la ressemblance des dieux étrangers, mais aussi des créatures célestes et de ce que l'esprit humain a pu inventer en l'honneur du Créateur.

Nous ne prétendons pas, disent ceux contre qui nous défendons l'Église, nous ne prétendons pas que l'image que nous adorons ait quelque chose de divin, mais nous l'adorons avec le respect qui est dû à celui qu'elle représente. A quoi nous répondons: que si les images des saints sont adorées d'un culte diabolique, mes adversaires n'ont pas abandonné les idoles, ils n'ont fait qu'en changer le nom. Si donc tu écris ou peins sur les murs les images de Pierre, de Paul, de Jupiter, de Saturne ou de Mercure, ce ne sont ni des dieux, ni des apôtres; ni les uns ni les autres ne sont des hommes; le nom est changé, mais l'erreur reste et demeure à toujours, en ce sens qu'ils ont une image de dieu privée de vie et de raison, au lieu d'images d'animaux, ou, ce qui est plus exact, au lieu de pierre et de bois.

On doit donc bien considérer que, s'il ne faut ni adorer ni servir les oeuvres de la main de Dieu, à bien plus forte raison on ne doit ni adorer ni servir les oeuvres de la main des hommes, pas même de l'adoration due à ceux qu'on prétend qu'elles représentent. Car si l'image que tu adores n'est pas Dieu, tu ne dois nullement l'adorer de l'adoration offerte à des saints, qui ne s'arrogent point du tout les honneurs divins.

Il faut donc bien retenir ceci, c'est que tous ceux qui accordent les honneurs divins, non seulement à des images visibles, mais à une créature quelconque, qu'elle soit céleste ou terrestre, spirituelle ou corporelle, et qui attendent d'elle le salut qui vient de Dieu seul, sont de ceux dont parle l'Apôtre quand il dit: "ils ont servi la créature plutôt que le Créateur" (Rom. 1,25).

Pourquoi t'humilies-tu et t'inclines-tu devant de vaines images? Pourquoi courbes-tu ton corps devant des simulacres insensés, terrestres, esclaves? Dieu t'a créé droit, et tandis que les animaux sont penchés vers la terre, il veut que tu élèves tes yeux au ciel et que tu portes tes regards vers le Seigneur. C'est là qu'il faut regarder; c'est là qu'il faut lever les yeux. C'est en haut qu'il faut chercher Dieu, pour apprendre à se passer de la terre. Élève donc ton coeur au ciel; pourquoi t'étendre dans la poussière de la mort avec l'image insensible que tu sers? Pourquoi te livrer au diable pour elle et avec elle? Garde l'élévation où tu es né; maintiens-toi tel que Dieu t'a fait.

Mais voici ce que disent les misérables sectateurs de la fausse religion et de la superstition. C'est en mémoire de notre Sauveur, que nous servons, honorons et adorons la croix peinte ou érigée en son honneur. Rien ne leur agrée donc en notre Sauveur que ce qui a plu même aux impies, l'opprobre de Sa passion et l'ignominie de Sa mort. Ils croient de Lui ce qu'en croient les méchants, tant juifs que païens, qui rejettent Sa résurrection et ne savent Le considérer que comme torturé, et qui dans leur coeur Le regardent toujours dans l'agonie de la passion, sans penser à ce que dit l'Apôtre, et sans comprendre cette parole: "nous avions connu Christ selon la chair, mais maintenant nous ne le connaissons plus de cette manière" (1 Cor. 5,16).

Voici ce qu'il faut répondre à ces gens-là. Que s'ils veulent adorer tout bois taillé en forme de croix, parce que Christ a été suspendu à la croix, il y a bien d'autres choses que Christ a faites pendant qu'Il était dans Sa chair et qu'ils feront mieux d'adorer.

En effet, à peine est-Il resté six heures suspendu à la croix, tandis qu'Il a passé neuf mois dans le sein d'une vierge; adorons donc les vierges, parce que c'est une vierge qui a donné le jour à Jésus-Christ. Adorons les crèches, puisque d'abord après Sa naissance Il fut couché dans une crèche. Adorons de vieux haillons, puisqu'Il fut emmailloté dans des haillons. Adorons les navires, puisqu'Il navigua souvent, qu'Il enseigna les troupes du haut d'une barque, qu'Il dormit sur une barque, et que ce fut d'une barque qu'Il ordonna de jeter le filet, lors de la pêche miraculeuse. Adorons les ânes, puisqu'Il entra à Jérusalem monté sur un âne. Adorons les agneaux, puisqu'il est écrit de Lui: "Voilà l'Agneau de Dieu qui ôte le péché du monde" (Jean 1,29). Mais ces fauteurs de dogmes pervers veulent dévorer les agneaux vivants et les adorer peints sur les murailles. Adorons les lions, car il est écrit de Lui: "le lion qui est la tribu de Juda, la racine de David, a vaincu" (Apoc. 5,5). Adorons les pierres, puisque, descendu de la croix, Il a été placé dans un sépulcre de pierre, et que l'Apôtre dit de Lui: Or, "le rocher était le Christ" (1 Cor. 10,4). Mais Christ est appelé rocher, agneau, lion, figurément et non dans le sens propre. Adorons les épines des buissons, puisque c'est de là que vint la couronne d'épines placée sur Sa tête, au temps de Sa passion: Adorons les roseaux, puisqu'ils fournirent aux soldats un instrument pour Le frapper. Enfin adorons les lances, puisque l'un des soldats Le frappa d'une lance au côté, et qu'il en sortit du sang et de l'eau.

Tout cela est ridicule; il vaudrait mieux le déplorer que l'écrire. Contre des sots nous sommes contraint d'avancer des sottises, et de lancer contre des coeurs de pierre, non pas les traits ou les maximes de la Parole, mais des projectiles de pierre. Convertissez-vous, prévaricateurs, qui vous êtes retirés de la vérité, et qui aimez la vanité, et qui êtes devenus vains, qui crucifiez de nouveau le Fils de Dieu et l'exposez à l'ignominie (Héb. 6,6), qui avez rendu ainsi une foule d'âmes complices des démons, et qui, les éloignant de leur Créateur, au moyen des sacrilèges détestables de vos images, les avez abattues et précipitées dans la damnation éternelle

Dieu commande une chose, et ces gens en font une autre. Dieu commande de porter la croix, et non pas de l'adorer. Ceux-ci veulent l'adorer, et ne la portent ni corporellement ni spirituellement. Servir Dieu de cette manière, c'est s'éloigner de Lui. Il a dit Lui-même: "Si quelqu'un veut venir après Moi, qu'il se renonce soi-même, et qu'il prenne sa croix et Me suive" (Matt.16,24), sans doute parce que celui qui ne renonce pas à soi-même ne s'approche pas de Celui qui est au-dessus de lui, et qu'il ne peut saisir ce qui se passe, s'il n'a appris de bonne heure à Le connaître.

Quant à ce que tu me reproches que j'empêche le monde de courir en pèlerinage à Rome pour y faire pénitence, tu ne dis pas la vérité. En effet, je n'approuve pas le voyage, parce que je sais qu'il ne nuit pas à tous et qu'il n'est pas utile à tous; qu'il ne profite pas à tous et qu'il n'est pas dommageable à tous. Je veux premièrement te demander à toi-même, si tu reconnais que c'est faire pénitence que d'aller à Rome, pourquoi depuis si longtemps as-tu damné tant d'âmes que tu as retenues dans ton monastère et que tu y as même reçues pour y faire pénitence, les ayant obligées à te servir, au lieu de les envoyer à Rome? Tu prétends en effet posséder cent quarante moines, qui se sont tous rendus auprès de toi pour faire pénitence, qui se sont livrés au monastère, et à aucun desquels tu n'as permis d'aller à Rome. S'il en est ainsi, qu'aller à Rome soit faire pénitence, et que cependant tu les empêches, que diras-tu contre cette déclaration du Seigneur: "Que celui qui aura mis achoppement à l'un de ces petits, il vaudrait mieux qu'une meule de moulin lui fut pendue au col et qu'il fût jeté au fond de la mer" (Matt. 18,6). Il n'y a aucun scandale plus grand que d'empêcher un homme de suivre un chemin qui pourra conduire au bonheur éternel.

Nous savons bien que cette sentence de l'Évangile est très mal entendue: "Tu es Pierre et sur ce roc j'édifierai mon Église, et je te donnerai les clefs du royaume des cieux" (Matt. 16,18). C'est en vertu de ces paroles du Seigneur qu'une tourbe ignorante, négligeant toute intelligence spirituelle, tient à se rendre à Rome pour acquérir la vie éternelle. Celui qui entend convenablement les clefs du royaume des cieux ne recherche pas une intercession locale de saint Pierre. En effet, si nous examinons la valeur des paroles du Seigneur, il n'a pas été dit à saint Pierre seul: "Tout ce que tu lieras sur la terre sera lié dans les cieux; et tout ce que tu délieras sur la terre sera délié dans les cieux" (Matt. 16,19; 18,18). En effet, ce ministère appartient à tous les vrais surveillants et pasteurs de l'Église, qui l'exercent tandis qu'ils sont en ce monde; et quand ils ont payé la dette de la mort, d'autres succèdent à leur place et jouissent de la même autorité et puissance. Tu ajoutes encore l'exemple de David: "Au lieu de tes pères, tu auras tes fils; tu les établiras princes sur toute la terre". (Ps. 45,16).

Revenez, aveugles, à votre lumière. Revenez à celui qui illumine tout homme venant au monde. Cette lumière luit dans les ténèbres, et les ténèbres ne l'ont point comprise. Tous tant que vous êtes qui, ne voyant pas ou ne regardant pas cette lumière, marchez dans les ténèbres et ne savez où vous allez, parce que les ténèbres ont aveuglé vos yeux, écoutez; insensés, qui en allant à Rome, cherchez l'intercession de l'Apôtre, écoutez ce que dit entre autres saint Augustin, au livre IX de la Trinité: Viens avec moi, et considère pourquoi nous aimons l'Apôtre:

Est-ce à cause de sa figure humaine que nous connaissons fort bien? Est-ce parce que nous croyons qu'il a été homme? Non certes, autrement nous n'aurions plus rien à aimer, puisque cet homme-là n'existe plus; son âme a quitté son corps. Mais nous croyons que ce que nous aimons en lui vit encore maintenant. Si le fidèle doit croire Dieu quand il promet, combien plus quand il jure et dit: Que s'il y avait au milieu de cette ville-là Noé, Daniel et Job" (Ézé. 14,14-16), c'est-à-dire, si les saints que vous invoquez étaient remplis d'une sainteté, d'un mérite et d'une justice aussi grande que ceux-là, ils ne délivreraient ni fils ni fille. Et c'est à cette fin qu'il l'a déclaré; savoir, afin que nul ne mette sa confiance ni dans les mérites, ni dans l'intercession des saints, parce que s'il ne persévère dans la foi, dans la justice, dans la vérité où ils ont persévéré, et par laquelle ils ont plu à Dieu, il ne pourra être sauvé. Quant à vous, qui cherchez l'intercession de l'Apôtre en allant à Rome, écoutez ce que dit contre vous saint Augustin, si souvent cité: "Écoutez ceci, peuples pervers, fous que vous êtes; devenez une fois avisés: Celui qui a planté l'oreille n'entendra-t-il point? Celui qui a formé l'oeil ne verra-t-il point? Celui qui châtie les nations, Celui qui donne à l'homme la science, ne reprendra-t-il point?" (Ps. 94,8-10)

La cinquième chose que tu me reproches, c'est qu'il te déplaît que dominus Apostolicus (monsieur l'Apostolique ) se soit indigné contre moi (tu parles ainsi du défunt évêque de Rome, Pascal), et qu'il m'ait honoré de ma charge. Mais puisque apostolique veut en quelque sorte dire gardien d'apôtre, il ne faut certes pas appeler apostolique celui qui est assis dans la chaire de l'Apôtre, mais celui qui remplit les fonctions d'apôtre. Quant à ceux qui occupent cette chaire sans en remplir les devoirs, le Seigneur a dit: Les scribes et les pharisiens sont assis sur la chaire de Moïse; observez et faites ce qu'ils vous diront; mais ne faites pas comme ils font, parce qu'ils disent et ne font pas. (Matt. 23,2-3)