Nouvel observateur (janvier 1998)
Entretien avec un impérialiste américain sans complexes
De
la bonne façon de dominer le monde
Pour l'ancien conseiller de la
Maison-Blanche, les Etats-Unis doivent à tout prix s'assurer le contrôle de
l'Eurasie, amener la Russie à abandonner tout rêve impérial, accepter la Chine
dans le club des grandes puissances et se réconcilier avec l'Iran
Non
seulement les Etats-Unis sont désormais la seule superpuissance, écrivez-vous
dans votre livre (1), mais jamais, dans l'histoire, le monde n'a connu un tel
pouvoir hégémonique. Zbigniew brzezinski.
Jamais, en effet, un pays
n'a à ce point dominé le reste de la planète. Depuis la chute de l'empire
soviétique, les Etats-Unis détiennent la suprématie dans les quatre domaines
clés : le militaire, l'économie, la technologie et même la culture. Rendez-vous
compte : principale puissance nucléaire, l'Amérique contrôle
tous les océans et entretient des « légions » en Asie comme en Europe et dans le
golfe Persique ; l'économie américaine est le principal moteur de la croissance
mondiale, et son avance dans les technologies de l'information est considérable
; enfin, la culture made in USA ses films, ses programmes de télévision
bénéficie, quoi qu'on en pense, d'un pouvoir d'attraction
incomparable.
Pour conserver cette primauté et assurer
l'équilibre du monde , les Etats-Unis doivent avant tout, selon vous,
surveiller le continent eurasien. Pourquoi?
Parce que l'Eurasie,
c'est-à-dire l'immense ensemble Europe-Russie-Asie, se situe au centre du monde
: qui contrôle ce continent contrôle la planète. L'Eurasie est depuis toujours
l'échiquier sur lequel se déroule la lutte pour la suprématie mondiale. Depuis
la fin de la guerre froide, la primauté en Eurasie est américaine, mais pour
combien de temps ? Un rival, ou un groupe de rivaux, pourrait, dans quelques
décennies, remettre en question cette hégémonie, et pas forcément pour le bien
de l'humanité. Or, aujourd'hui, Washington poursuit sur ce continent de
multiples politiques à court terme, parfois incompatibles, sans vision générale.
D'où des erreurs, des fautes même... Il est donc temps que les Etats-Unis
définissent une ligne de conduite globale pour le continent.
Commençons
par le centre de l'Eurasie. Que faire de ce que vous appelez le « trou noir »,
la Russie?
La « smuta » russe (la longue période de crise historique) ne
prendra fin que lorsque le Kremlin et les élites russes auront admis que l'ère
de l'empire est vraiment terminée. Or la classe dirigeante postsoviétique
entretient encore le rêve impérial, et cette illusion retarde la mise en place
en Russie d'un système moderne et démocratique. Nous devons donc contribuer à
mettre fin à cette ambition dangereuse et favoriser ainsi l'émergence d'une
Russie vraiment nouvelle.
Comment?
En rendant impossible toute
aventure, toute visée de la Russie sur d'autres pays, et d'abord sur ses anciens
satellites. C'est notamment pourquoi il faut élargir l'Otan à tous les pays de
l'Europe centrale, jusqu'aux pays Baltes. Cette alliance forte, irréversible,
est la seule garantie permettant d'établir des relations stables et sans
ambiguïté entre la Russie et ses ex-vassaux. De même, les Etats-Unis devraient
soutenir fortement les ex-républiques soviétiques pour montrer à Moscou que ces
zones ne forment pas un no man's land que les Russes pourraient de nouveau
manipuler à leur guise. L'administration Clinton l'a compris pour l'Ukraine, que
Washington soutient très activement : l'Ukraine reçoit désormais plus d'argent
des Etats-Unis que la Russie.
En revanche, vous estimez que les Etats-Unis
ne sont pas assez actifs dans les ex-républiques d'Asie centrale et du Caucase,
région que vous appelez « les Balkans eurasiens ».
Oui. Je pense même que cet ensemble devrait être la zone
prioritaire de la politique géostratégique américaine, et cela pour deux raisons
intimement liées : d'une part, cette région recèle de gigantesques gisements de
gaz et de pétrole, et la consommation mondiale d'énergie croît de manière
exponentielle ; d'autre part, ces « Balkans eurasiens » peuvent devenir une
source de grande instabilité voire de chaos, si les puissances régionales (la
Russie mais aussi l'Iran, la Turquie et la Russie) s'affrontent pour son
contrôle. Pour atténuer ces conflits et empêcher que l'un de ces pays ne prenne
le leadership de la région, les Etats-Unis doivent intervenir massivement.
Comment ? En aidant le plus possible les pays clés : le Kazakhstan,
l'Ouzbékistan et l'Azerbaïdjan.
Dans cette optique, la politique
américaine musclée à l'égard de l'Iran vous semble-t-elle adaptée?
Au contraire : cet embargo est stupide. En isolant l'Iran, on isole les
Etats-Unis. Car l'Iran est une voie d'accès majeure à la fois à l'Asie centrale
et au Caucase. Il faut donc essayer de reprendre langue avec Téhéran plutôt que
de satisfaire des lobbies, celui d'Israël en particulier, et d'essayer d'imposer
des embargos. Remarquez d'ailleurs que les Etats-Unis se sont toujours opposés à
l'embargo que voulaient imposer les Arabes contre Israël, sous prétexte que ce
type de mesure est illégal...
Que pensez-vous de l'embargo contre
l'Irak?
Lui aussi est idiot. Bien sûr, Saddam agit de manière immorale,
mais à quoi sert cet embargo ? Madeleine Albright a dit récemment qu'il avait
pour but de faire tomber le maître de Bagdad. Mais comment ? En le poussant au
suicide ? Autre objectif de l'embargo, nous dit-on : obtenir la liquidation des
stocks d'armes de destruction massive. Mais s'est-on demandé pourquoi Saddam
n'avait pas utilisé son énorme potentiel chimique et bactériologique pendant la
guerre du Golfe ? Réponse : il savait que s'il bombardait Israël avec de telles
armes, nous répliquerions avec le nucléaire. Alors pourquoi ne pas se satisfaire
de cette dissuasion plutôt que de se fourvoyer dans un embargo qui ne mène à
rien ? Après tout, nous avons bien dissuadé l'URSS d'utiliser son arsenal
nucléaire pendant quarante ans...
Passons à l'Europe, « la tête de pont
démocratique de l'Amérique », dites-vous. Washington doit-il soutenir son
union?
Evidemment, c'est son intérêt bien compris. Washington doit
favoriser l'émergence d'une confédération européenne, car si la dynamique
européenne s'arrête, toute la région sera déstabilisée. Il y a aura des conflits
et la montée de l'extrémisme, comme cela se manifeste déjà en France. Et les
Etats-Unis risqueront de perdre leur « protectorat ».
Doivent-ils pour
cela s'appuyer plus particulièrement sur l'une des puissances européennes, comme
la Grande-Bretagne, l'Allemagne ou la France?
Certainement pas sur la
Grande-Bretagne. En disant « peut-être demain » à l'euro, Londres n'a pas adopté
l'attitude d'un grand pays. En fait, les Britanniques sont en pleine décadence
géopolitique. Mais ils n'aiment pas qu'on le leur dise.
Alors, la France
ou l'Allemagne?
Les deux simultanément. Washington doit sincèrement
favoriser l'axe Paris-Bonn. La France, malgré ses illusions de grandeur, est
trop faible pour tirer seule l'Union européenne. Mais l'Allemagne est, elle,
trop forte pour assurer seule la direction de l'Europe. Ses partenaires, marqués
par l'histoire du XXe siècle, refuseraient cette prééminence. Les Européens ont
peur des démons nationalistes allemands. A juste titre, à mon avis. C'est
d'ailleurs pourquoi il me semble que l'élargissement de l'Otan qui va
inclure les voisins les plus proches de l'Allemagne dans l'alliance occidentale
vise plus, en fin de compte, à résoudre le problème allemand que le
problème russe.
La Maison-Blanche refuse un commandement européen pour la
zone sud de l'Otan. A-t-elle raison, de votre point de vue?
Oui, car
lorsque la France demande un commandement européen, elle veut dire français.
Pensez-vous que l'Elysée accepterait que la flotte de la Méditerranée soit
dirigée par un amiral allemand ou suédois... Cela dit, il faudra bien que les
Etats-Unis acceptent d'une manière ou d'une autre un plus grand rôle de l'Europe
dans l'Otan et, à terme, un partage des responsabilités.
Reste la Chine.
Les Etats-Unis doivent-ils en avoir peur?
Non. Malgré ce qui est souvent
répété, la Chine demeurera un pouvoir régional pendant plusieurs décennies. Elle
ne peut avant longtemps menacer la suprématie américaine. De même, Pékin ne peut
redouter des visées américaines sur le territoire chinois. C'est pourquoi les
deux pays devraient se considérer comme des alliés naturels. Les Etats-Unis ont
besoin d'un point d'ancrage en Extrême-Orient. Pour cela, ils ne peuvent pas
vraiment s'appuyer sur leur allié militaire, le Japon : celui-ci n'a pas encore
apuré le passé de la Seconde Guerre mondiale avec ses voisins continentaux. La
Chine, elle, a besoin de la technologie et des marchés occidentaux pour son
développement. La coopération sino-américaine est donc dans l'intêrêt des deux
parties. Comme premier pas nous devrions accepter Pékin dans le club des grandes
puissances industrielles, le G8 devenant G9. Attirer la Chine dans une
coopération internationale et lui conférer le statut de puissance mondiale dont
elle rêve aura pour effet de freiner ses ambitions les plus
dangereuses.
Quelle place accordez-vous, dans votre conception
géopolitique, aux institutions internationales?
Une place tout à fait essentielle. Car, à mon avis, l'Amérique n'est pas
seulement la première superpuissance globale, elle est aussi fort probablement
la dernière. Alors je m'interroge : après l'hégémonie américaine, quoi ? Quel
héritage lèguerons-nous dans une ou deux générations ? J'espère que ce sera
un système de coopération entre tous les Etats du globe. Et cette structure
pourrait pourquoi pas ? se transformer à terme en un organe central
de gestion pacifique des affaires internationales.
(*) ZBIGNIEW BRZEZINSKI
(1)Ancien conseiller à la sécurité
du président des Etats-Unis (1977-1981). Professeur à la John Hopkins
University. (1) « Le Grand Echiquier. L'Amérique et le reste du monde », par
Zbigniew brzezinski. Bayard, 274 p., 125 F.